PROLOGUE
Avec le Traité sur la vie ascétique, voici encore, Père Elpidios, un ouvrage
sur l'amour que
j'envoie à votre Honneur, en quatre centuries : autant que
d'évangiles. Il ne répondra
peut-être pas à votre
attente, j'ai du moins
fait tout ce que j'ai pu. Du reste, que votre Sainteté le sache, ce n'est
pas un pur fruit de ma pensée : j'ai parcouru les Ïuvres des saints pères,
et recueilli des
extraits qui ramènent l'esprit à mon sujet. Souvent, j'ai
résumé en sentences brèves de longs
développements, pour que, plus faciles à
retenir, ils puissent être embrassés dun seul coup
d'Ïil. J'envoie ce livre
à votre Sainteté, en lui
demandant de le lire avec bienveillance, sans
chercher autre chose que le profit, d'oublier
l'inélégance de mon style et
de prier pour le pauvre homme que je suis, si dépourvu d'utilité
spirituelle. Je vous prie, en outre, de ne pas croire que j'ai écrit cela
pour vous rompre la
tête : je n'ai fait qu'exécuter un ordre. (Si je vous
parle ainsi, c'est qu'aujourd'hui nous
sommes nombreux à nous rompre la tête
à force de théorie. Mais à instruire les autres et à
nous instruire
nous-mêmes par la pratique, fort rares.) Au contraire, appliquez-vous de
toutes vos forces à chacun des
sentences. Car elle ne sons pas toutes,
je crois, faciles à saisir pour tous; mais la plupart ont
bien souvent
besoin d'une, longue explication, même si l'expression paraît fort simple.
Peut-être aussi vous révéleront-elles quelque secret utilité pour l'âme.
Mais ce sera
entièrement l'effet de la grâce de Dieu et d'une lecture pure
de toute curiosité, pleine de
crainte de Dieu et d'amour. Mais pour qui ne
recherche pas l'utilité spirituelle, et qui au
lieu de s'y efforcer comme je
viens de dire ou d'une manière analogue, épluche les phrases
dans le but de
critiquer l'auteur et, par orgueil, d'établir une comparaison flatteuse pour son
propre savoir, rien d'utile ne se manifestera jamais nulle part.
PREMIERE CENTURIE
1. L'amour est une disposition bonne de l'âme, qui lui fait préférer à tout
la connaissance
de Dieu. Quant à parvenir à la possession habituelle de
cette charité, c'est chose impossible.
tant qu'on garde une attache à
quelque, objet terrestre.
2. L'amour naît de la liberté intérieure; la
liberté intérieure, de l'espoir en Dieu, l'espoir, de
la patience et de la
longanimité, celles-ci, de la vigilante maîtrise de soi; la maîtrise de soi,
de la crainte de Dieu, et la crainte, de la foi au Christ.
3. Qui croit
au Seigneur craint le châtiment; qui craint le châtiment maîtrise ses passions;
qui maîtrise ses passions endure patiemment les afflictions, qui endure
patiemment les
afflictions acquerra l'espoir en Dieu. Et l'espoir en Dieu
sépare l'esprit de toute attache
terrestre; et l'esprit, ainsi détaché,
possédera l'amour pour Dieu.
4. Qui aime Dieu, à toutes ses créatures
préfère sa connaissance et sans cesse, dans l'ardeur
de son désir, s'efforce
vers elle.
5. Si tout être n'a l'existence que par Dieu et pour Dieu, et si
Dieu est au-dessus de ses
créatures, l'homme, qui abandonne Dieu, l'être
incomparablement meilleur, pour s'attacher
à des objets de moindre valeur,
montre qu'il préfère à Dieu ses créatures.
6. Celui qui tient son esprit
solidement fixé dans l'amour de Dieu méprise tout le visible et
son corps
même, comme s'il appartenait à autrui.
7. Si l'âme est meilleure que le
corps, si incomparablement meilleur que le monde est Dieu
qui l'a créé,
celui qui préfère à l'âme le corps et à Dieu le monde créé par lui ne diffère en
rien des idolâtres.
8. Détourner son esprit de l'amour pour Dieu et de
l'attention assidue qu'il réclame, pour le
tenir fixé à quelque objet
sensible, c'est faire passer avant l'âme le corps, et, avant Dieu le
Créateur ce qui n'existe que grâce il Lui.
9. Si la vie de l'esprit,
c'est l'illumination de la connaissance, et si cette illumination, c'est
l'amour de Dieu qui la produit, on a raison de dire : Au-dessus de l'amour
de Dieu, il n'y a
rien.
10. Quand, dans le transport de la charité,
l'esprit émigre vers Dieu, il ne conserve plus
aucun sentiment de lui-même,
ni d'aucune réalité existante. Tout illumine de la lumière
infinie de Dieu,
il devant, insensible à tout ce qui n'existe que par Lui. Ainsi l’Ïil cesse de
voir les étoiles, quand le soleil se lève.
11. Toutes les vertus aident
l'esprit à l'amour brûlant pour Dieu, mais plus que les autres,
l'oraison
pure. Par elle l'esprit, emporté vers Dieu comme sur des ailes, s’échappe
complètement d'entre les créatures .
12. Quand par l’amour, la
connaissance de Dieu ravit l'esprit, et que, échappé d'entre les
créatures,
cet esprit perçoit l'Infinité divine, alors, comme le divin Isaïe, frappé de
stupeur,
il prend conscience de sa propre bassesse et répète avec conviction
les paroles du prophète :
Malheur à moi ! Je suis perdu ! Car je suis un
homme aux lèvres souillées, j'habite au
milieu d'un peuple aux lèvres
souillées et j'ai vu de mes yeux le Roi Seigneur des armées !
13. Qui aime
Dieu ne peut pas ne pas aimer aussi chaque homme comme soi-même, tout
choqué
qu'il puisse être par les passions de ceux qui ne sont pas encore purifiés.
Aussi
bien,à les voir se convertir et réformer leur vie, il sent déborder en
son âme une joie
indicible.
14. Impure, l'âme passionnée : convoitises
et aversions la remplissent.
15. Qui constate en son cÏur une trace
d'inimitié envers quelqu'un, pour une offense
quelconque, est complètement
étranger à l'amour de Dieu. Amour pour Dieu et haine pour
un homme sont de
tout point incompatibles.
16. Celui qui m'aime, dit le Seigneur, observera
mes commandements. Or, mon
commandement à moi, c'est que vous vous aimiez
les uns les autres. (Jn 14,15;15,12)
Celui donc qui n'aime pas son prochain
n'observe pas le commandement, et qui n'observe
pas le commandement ne
saurait aimer le Maître.
17. Heureux l'homme capable d'aimer tous les hommes
également !
18. Heureux l'homme qui ne s'attache à aucun objet périssable et
éphémère !
19. Heureux l'esprit qui a dépassé les créatures et jouit sans
cesse de la beauté de Dieu !
20. Celui qui prenant soin de sa chair, en
excite les convoitises et qui, pour des biens d'un
instant, garde rancune à
son prochain, voilà celui qui adore la créature de préférence au
Créateur.
(Rom 13,14;1,15).
21. Qui garde son corps à l'abri du plaisir comme de la
maladie s'en fait un auxiliaire au
service des biens supérieurs.
22. Qui
échappe à toutes les convoitises du monde devient inaccessible à toute tristesse
du
monde.
23. Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien
incapable de garder ses
richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à
chacun ce dont il a besoin.
24. Celui qui, en faisant l'aumône, veut imiter
Dieu, ne met aucune différence entre bon et
méchant, honnête ou malhonnête
homme, dès lors qu'ils sont dans la nécessité. À tous il
donne de même, à
chacun selon ses besoins, tout en préférant pour sa bonne volonté le bon
au
méchant.
25. Dieu, par nature bon et sans passion, aime également tous les
hommes, Ïuvres de ses
Mains, mais glorifie le juste, parce qu'il lui est
intimement uni par la volonté, et dans sa
bonté a pitié du pécheur,
l'instruisant en cette vie pour le convertir. Ainsi l'homme bon et
sans
passion par volonté aime également tous les hommes, les justes pour leur nature
et
leur volonté bonne, les pécheurs, pour leur nature et par cette pitié,
compatissante qu'on a
pour un fou qui s'en va dans la nuit.
26. Donner
largement de ses biens est signe de charité; mais combien plus distribuer la
parole de Dieu et servir les autres !
27. Qui a franchement renoncé aux
biens du monde et, sans arrière-pensée, par amour, s'est
fat serviteur de
son prochain, est bientôt délivré de toute passion et établi participant de
l'amour et de la connaissance de Dieu.
28. Qui possède en soi l'amour de
Dieu n'a plus de peine à suivre le Seigneur son Dieu,
comme dit le divin
Jérémie, mais supporte généreusement peines, critiques, violences, sans
vouloir à personne le moindre mal.
29. Si quelqu’un t'a outragé, ou
marqué quelque mépris, prends garde aux calculs de la
colère, de peur que, à
la faveur de ton amertume, ils ne te séparent de l’amour pour
t'établir dans
les régions de la haine.
30. Souffres-tu d'un outrage ou d'un manque
d'égards ? Sache qu'il y a pour toi grand
profit à ce que ta vanité soit
ainsi chassée providentiellement par l'humiliation.
31. Le souvenir du feu
ne réchauffe pas le corps. De même une foi sans amour n'opère pas
dans l'âme
l'illumination de la connaissance.
32. La Lumière du soleil attire à elle
l'Ïil sain. De même la connaissance de Dieu attire
naturellement à elle, par
l’amour, l'esprit purifié.
33. L'esprit est pur quand sorti de l'ignorance,
il s'illumine sous la lumière divine.
34. L'âme est pure quand, délivrée des
passions, l'amour de Dieu fait sa joie continuelle.
35. Une passion blâmable
est un mouvement de l'âme contre nature.
36. La liberté intérieure est un
état de paix dans lequel l’amène se porte plus au mal
qu'avec difficulté.
37. Qui est par ses efforts entré en possession des fruits de la charité ne
les abandonne plus,
dût-il souffrir mille maux. À preuve Étienne, disciple
du Christ, et ses pareils, et le Sauveur
Lui-même priant son Père pour ses
meurtriers : Pardonne-leur : ils ne savent pas !
38. Amour signifie
longanimité et bonté. Donc s'irriter, se montrer méchant, c'est rompre
avec
l’amour, et rompre avec l’amour, c'est rompre avec Dieu, puisque Dieu est amour.
39. Ne dites pas, conseille le divin Jérémie : Nous sommes le temple du
Seigneur ! (Jer
7,4) — Et toi, ne va pas prétendre qu'à elle seule la foi en
Jésus Christ notre Seigneur peut
te sauver : entreprise impossible, si par
les Ïuvres tu n'acquiers son amour. La foi toute
seule... Mais les démons
ont la foi et la crainte. (Jac 2,19).
40. Îuvres de la charité :
bienfaisance cordiale envers le prochain, longanimité, patience,
tissage des
choses selon la droite raison...
41. Qui aime Dieu ne contriste personne et
ne s'attriste contre personne pour des motifs
d'ordre temporel. Il n'inspire
et ne ressent qu'une tristesse, mais salutaire, celle que ressentit
saint
Paul au sujet des Corinthiens, et qu'il leur inspira.
42. Qui aime Dieu mène
sur terre une vie angélique, dans le jeûne, les veilles, le chant des
psaumes et la prière, jugeant bien de tout le monde.
43. Qui veut une
chose lutte pour l'acquérir. Or de tous les objets bons et désirables, Dieu
est incomparablement le meilleur et le plus désirable. Quelle ardeur doit
donc être la nôtre,
pour acquérir ce bien en soi bon et désirable !
44.
Ne souille pas ta chair par des actes honteux, ne salis pas ton âme par des
pensées
perverses, et la paix de Dieu viendra sur toi, porteuse de l’amour.
45. Maltraite ta chair par le jeûne et les veilles, vaque sans relâche au
chant des psaumes et
à l'oraison, et la consécration de la chasteté, viendra
sur toi, porteuse de l’amour.
46. Jugé digne de la divine connaissance et
pourvu, grâce à l’amour, de son illumination,
jamais plus on ne se laissera
emporter par l'esprit de la vaine gloire. Jusque là, on reste
pour lui une
proie facile. Si donc alors, en toutes les actions que Dieu nous donne
d'accomplir, nous nous tournons vers Lui, comme faisant tout à cause de Lui,
avec son
secours nous échapperons aisément à ce danger.
47. Qui n’a pas
encore obtenu la connaissance divine, fruit de l’amour, s'enorgueillit des
actes qu'il accomplit selon Dieu. Mais lorsqu'il en a été jugé digne, c'est
avec une
conviction profonde qu'il redit les paroles du patriarche Abraham
quand il fut gratifié de la
manifestation divine : Je ne suis, moi, que
terre et cendre. (Gen 19,27).
48. Qui craint Dieu a pour compagne assidue
l'humilité : grâce aux pensées qu'elle lui
inspire, il parvient à l'amour et
à la reconnaissance pour Dieu. Elle lui rappelle comment
autrefois il a vécu
selon le monde, les défaillances de toute sorte, les tentations éprouvées
depuis sa jeunesse, comment le Seigneur l'a délivré de tout cela et l'a,
d'une existence de
proie aux passions, fait passer à une vie selon Dieu.
Alors, avec la crainte, l’amour le
saisit, et il ne cesse, plein d'une
humilité profonde, de rendre grâces au bienfaiteur et au
guide de notre vie.
49. Garde-toi de souiller ton esprit en accueillant les pensées de
convoitise et de colère.
Sinon, de l'oraison pure, tu tomberas dans la
paresse spirituelle.
50. Il perd du coup toute familiarité avec Dieu,
l'esprit qui devient coutumier de pensées
mauvaises ou impures.
51.
L'insensé, jouet de ses passions, quand sa colère en mouvement le bouleverse,
suit
aveuglément l’impulsion de fuir ses frères ; au contraire, quand sa
convoitise ranime son
ardeur, il change du tout au tout et court à eux,
plein de prévenances. La conduite du sage,
dans la même alternative est tout
è l’oppose : du côté colère, il a supprimé toute cause de
trouble et se
garde de toute amertume contre ses frères; du côté convoitise, il maîtrise tout
élan irraisonné qui le porte vers eux.
52. À l’heure de la tentation, ne
quitte pas ton monastère, mais tiens bon, généreusement,
sous la tempête des
pensées, celles de tristesse et de découragement surtout. Car,
providentiellement éprouvé par ces afflictions, tu verras s'affermir ta
confiance en Dieu.
Mais si tu quittes la place, preuve est faite de ton
insignifiance, de ta lâcheté, de ton
inconstance.
53. Si tu veux garder
l’amour telle que Dieu l'a réglée, ne laisse pas ton frère se coucher
avec
un sentiment d'amertume envers toi et, de ton côté, ne te couche pas avec un
sentiment
d’amertume à son égard, mais va te réconcilier avec ton frère, et
tu viendras offrir au
Christ, avec une conscience pure et dans une oraison
fervente, le don de l’amour.
54. Tous les dons du saint Esprit, sans
l’amour, ne servent de rien, selon le divin Apôtre.
Aussi, de quel zèle
devons-nous faire preuve pour l'acquérir !
55. L’amour ne fait point de mal
au prochain. Aussi envier son frère, s'attrister de sa
bonne réputation,
éclabousser de traits d'esprit la bonne opinion qu'on a de lui, ou à
l'occasion lui tendre un piège par malveillance, n'est-ce pas nécessairement
s'exclure de
l’amour e tomber sous le coup du jugement éternel ?
56. La
plénitude de la loi, c'est l’amour. Aussi garder rancune à son frère, lui
dresser des
embûches, lui souhaiter du mal et se réjouir de sa chute,
n'est-ce pas nécessairement aller
contre la loi et mériter le châtiment
éternel ?
57. Celui qui dénigre son frère el le juge, dénigre et juge la
loi. Or, la loi du Christ, c'est
l’amour. N'est-il pas fatal, par
conséquent, que le médisant s'exclue de l'amour du Christ
et se prépare à
lui-même le châtiment éternel ?
58. Ne rends pas ton oreille complice d'une
méchante langue, ni ta langue d'une oreille qui
aime la médisance, en
prenant plaisir à parler ou écouter à tort et à travers; tu risquerais de
t'exclure de l'amour divin et, pour la vie éternelle, d'être laissé dehors.
59. Ne souffre pas qu'on insulte ton père, et garde-toi d'encourager celui
qui lui manque de
respect, sous peine d'attirer la colère du Seigneur sur
tes Ïuvres, et d'être exclu de la terre
des vivants.
60. Ferme la bouche
à qui médit à tes oreilles, sous peine de commettre avec lui un double
péché; nourrir en toi-même une passion dangereuse, et le laisser, lui,
parler
inconsidérément de son prochain.
61. Et moi je vous dis : Aimez
vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez
pour ceux qui
vous calomnient. Pourquoi ces préceptes du Seigneur ? — Pour t'arracher à
la
haine, à l'amertume, à la colère, la rancune, pour te rendre digne de ce bien
suprême
qu'est l'amour parfait, bien qu'on ne saurait posséder tant qu'on
n'aime pas également tous
les hommes, à l'exemple de Dieu qui aime également
tous les hommes, veut leur salut à
tous, el qu'ils viennent à la
connaissance de la vérité.
62. Et moi je vous dis de ne pas tenir tête au
méchant : à qui te frapperait sur la joue droite,
tend l'autre aussi. À qui
veut plaider pour prendre ta tunique, abandonne jusqu'à ton
manteau. À qui
peut l'obliger à une marche de mille pas, tiens compagnie pendant deux
mille. Pourquoi ces recommandations ? C'est qu'il veut te préserver
toujours, toi, de la
colère, du trouble et de l'amertume, donner à l'autre
une leçon par le spectacle de ton
inaltérable patience et vous amener
ensemble, dans sa bonté, sous le joug de l’amour.
63. Quand un objet a fait
impression sur nous, nous conservons de lui des images
passionnées. Aussi,
maîtriser ces images passionnées, c'est du même coup mépriser les
objets
dont elles viennent. Plus ardue, en elle, est la lutte contre les souvenirs que
contre
les objets, tout comme pécher en pensée est plus facile que pécher en
acte.
64. Parmi les passions, on distingue celles du corps et celles de
l'âme. Celles du corps
prennent leur origine du corps lui-même; celles de
l’âme, des objets extérieurs. Elles sont
éliminées par l’amour et la
maîtrise de soi, celles de l'âme par l’amour, celles du corps
par la
maîtrise de soi.
65. Parmi les passions, les unes se rapportent à la partie
irascible de l'âme, les autres à la
concupiscible. À toutes, ce sont les
objets sensibles qui donnent le branle, ce qui se produit
dans les périodes
ou charité et maîtrise de soi sont absentes de l'âme.
66. Plus difficiles à
combattre sont les passions de la la partie irascible de l'âme, plus
faciles
celles de la partie concupiscible. C'est pourquoi aussi plus énergique est le
remède
que le Seigneur a donné contre la colère : le précepte de l’amour.
67. Toutes les autres passions affectent dans l'âme, soit la partie
irascible, soit la
concupiscible, soit même (l’oubli et l'ignorance par
exemple), la raisonnable. Mais la
paresse spirituelle, qui s'attaque à
toutes le puissances de l'âme, émeut à la fois presque
toutes les passions;
et c'est pourquoi, entre toutes, elle est redoutable. Précieuse donc la
parole du Maître, qui lui oppose le remède : Par votre patience, gagnez vos
âmes. (Luc
21,19)
68. Garde-toi d'offenser aucun de tes frères. Car
peut-être, incapable de supporter la peine,
il s'en ira. Et tu n'échapperais
plus alors aux reproches de ta conscience, qui toujours, au
moment de
l'oraison, t'apporteraient la tristesse, interdisant à ton esprit tout commerce
familier avec Dieu
69. Garde-toi d'accueillir soupçons ou personnes qui
tendraient à te scandaliser au sujet de
tel ou tel. Car ceux qui, de quelque
façon que ce, soit, se font un scandale des événements,
voulus ou non,ne
connaissent pas la paix, cette route qui par l’amour mène à la
connaissance
de Dieu ceux qui en sont épris.
70. Il n'a pas encore la charité parfaite,
celui dont les dispositions changent au gré de celles
d'autrui, qui par
exemple aime celui-ci, déteste celui-là pour un oui ou pour un non, ou
bien
aujourd'hui aime, demain détestera la même personne pour les mêmes motifs.
71. La charité parfaite n'admet, entre les hommes qui ont tous même nature,
aucune
distinction basée sur la différence des caractères. Elle ne voit
jamais que cette unique
nature, elle aime également tous les hommes, les
bons à titre d'amis, les méchants à titre
d'ennemis, pour leur faire du
bien, les supporter, endurer patiemment tout ce qu'on reçoit
de leur part,
refusant obstinément d'y voir la malice, allant jusqu'à souffrir pour eux si
l'occasion s'en présente. Ainsi peut-être s'en fera-t-on des amis , jamais
du moins on ne sera
infidèle à soi-même, et sans cesse, à tous les hommes
également, on montrera les fruits de
l’amour. Notre Dieu et Seigneur Jésus
Christ a bien, Lui, montré son Amour en souffrant
pour l'humanité entière,
et en donnant gratuitement à tout le monde la possibilité de
ressusciter un
jour, chacun restant maître de mériter la gloire ou le châtiment.
72. Ne pas
mépriser gloire et obscurité, richesse et pauvreté, plaisir et douleur, c'est
n'avoir
pas encore la charité parfaite. La charité parfaite méprise non
seulement tout cela, mais
encore la vie temporelle et la mort.
73.
Écoute ceux qui ont obtenu le don de la parfaite charité, quel langage ils
tiennent . Qui
nous séparera de l'amour du Christ ? La tribulation ?
L'angoisse ? La persécution ? La faim
? Le dénuement ? Le danger ? L'épée ?
(Il est bien écrit : à cause de Toi tout le jour nous
sommes mis à mort, on
nous regarde comme des moutons de boucherie !) — Mais dans
toutes ces
épreuves nous sommes plus que vainqueurs, grâce à Celui qui nous a aimés.
Oui, je suis bien sûr que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni
puissances, ni présent,
ni avenir, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune
autre créature ne pourra nous séparer de
l'amour de Dieu qui est dans le
Christ notre Seigneur ! (Rom 8,35-39)
74. Et sur l'amour du prochain, écoute
aussi : Je dis la vérité dans le Christ, je ne mens pas,
ma conscience m'en
rend témoignage par le saint Esprit c'est pour moi une tristesse
immense, un
chagrin incessant dans mon cÏur. Je souhaiterais d'être rejeté loin du Christ
pour mes frères, ceux de ma race, de ma chair, ceux d'Israël, et la suite...
De même Moïse et
les autres saints. (Ibid., IX, 1-3).
75. Sans mépriser
gloire, plaisir et ce qui les entretient et dont ils ont fait naître la passion
:
l'avarice, possible de couper court aux prétextes de la colère. Or, sans y
couper court,
impossible de trouver la charité parfaite.
76. L'humilité
et la souffrance, délivrent l'homme de tout péché, en supprimant, la première
les passions de l'âme, l'autre celles du corps. C'est, semble-t-il,
l'exemple que nous donne le
bienheureux David, quand il dit dans sa prière :
Vois ma misère et ma peine et enlève tous
mes péchés. (Ps 24,18).
77.
Les préceptes sont le moyen dont le Maître se sert pour amener à la liberté
intérieure
quiconque les pratique, et son enseignement divin, le moyen par
lequel il accorde
l'illumination de la connaissance.
78. Dans son
ensemble, cet enseignement a un triple objet : 1° Dieu, 2° les êtres, visibles
et
invisibles, 3° l’action en eux de la Providence et du Jugement divins.
79. L’aumône est le traitement de la colère : le jeûne, le remède de la
convoitise; l'oraison,
elle, purifie l'esprit et le prépare à la
contemplation des êtres. Pour les facultés de l'âme le
MaÎtre nous a
également donné ses préceptes.
80. Sur la parole : Apprenez de Moi que doux
el humble de cÏur, (Mt 11,29) etc. » La
douceur garde à l'abri du trouble la
partie irascible de l'âme, l’humilité libère l'esprit de
l'orgueil et de la
vaine gloire.
81. Y a deux craintes de Dieu : l'une, qui naît en nous sous
la menace du châtiment, el
engendre tour à tour la maîtrise de soi, la
confiance en Dieu, la liberté intérieure, mère de
l’amour; l'autre, compagne
inséparable de l’amour même, qui entretient sans cesse dans
l'âme le
respect, de peur que la familiarité inhérente à l’amour ne dégénère en mésestime
de Dieu.
82. La première sorte de crainte, l’amour parfait la chasse de
l’âme qui, la possédant, ne
craint plus le châtiment; mais la seconde, comme
je viens de le dire, se joint à elle et la
garde toujours. À la première
s'appliquent les textes : La crainte du Seigneur détourne
toujours du mal.
La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. (Pro 15,27) Et
à
la seconde : La crainte du Seigneur est pure et demeure à jamais. Rien ne manque
à ceux
qui le craignent. (Pro 1,7)
83. Faites mourir vos membres, ceux
de la terre fornication, impureté, passion, convoitise
mauvaise, cupidité,
(Col 3,5) etc... La terre désigne ici la prudence de la chair la
fornication, l'acte même du péché; l'impureté, le consentement, la passion,
c'est la pensée
passionnée; la convoitise mauvaise, la simple acceptation de
la pensée de la convoitise; la
cupidité, la matière première et l'aliment de
toute passion. Et voilà tout ce que le divin
Apôtre nous enjoint de mettre a
mort, comme membres de la prudence de la chair.
84. D'abord, la mémoire
présente à l'esprit une pensée simple. Cette pensée dure, et la
passion se
met en branle, puis, si elle n'est écartée, elle pousse l'esprit à consentir. Ce
consentement donné, la seule étape qui reste est le péché d'action. Aussi
est-ce fort
sagement que l'Apôtre, dans une lettre à des chrétiens sortis du
paganisme, leur prescrit de
s'attaquer d'abord au péché d'action, et
ensuite, méthodiquement, de remonter pas à pas vers
la cause. Et cette
cause, je l'ai dit, c'est quelque cupidité qui met en branle et entretient la
passion, par exemple la gourmandise qui engendre et entretient la Iuxure. La
cupidité en
effet est mauvaise non seulement quand elle a pour objet
l'argent, mais aussi quand elle
s'attache à la bonne chère; et en revanche,
la tempérance est bonne non seulement quand
elle a pour objet la nourriture,
mais aussi quand elle s'applique à l'argent.
85. Un moineau pris par la
patte, s'il veut s'envoler, est retenu par son lien. Ainsi l'esprit
qui n'a
pas encore la liberté intérieure, s'il tente de s'élancer vers la connaissance
des
réalités célestes, retombe sur terre, entraîné par la force des
passions.
86. Mais, libre de toute passion, il s'élance sur la route, sans
tourner la tête, vers la
contemplation des êtres et, au delà, vers la
connaissance de la sainte Trinité.
87. Devenu pur, l'esprit, dès qu'il
perçoit les notions des êtres, passe à leur contemplation
spirituelle.
Redevenu impur par sa négligence, il se représente encore dans leur pureté les
notions des autres objets, mais, s’iI s'agit de choses humaines, elles lui
inspirent des
pensées viles et perverses.
88. Lorsque pendant l'oraison
jamais aucun souvenir du monde ne vient te troubler l'esprit,
sache alors
que tu n'es plus hors du domaine de la liberté intérieure.
89. Lorsque l'âme
prend conscience de sa bonne santé, ses imaginations, même dans le
rêve,
commencent à lui apparaÎtre pures et sans trouble.
90. Comme les beautés
visibles le sens de la vue, la connaissance de l'invisible attire
l'esprit
purifié. Par l'invisible, j'entends les êtres incorporels.
91. N'être plus
attaché aux objets, c'est bien; mais garder sa liberté, intérieure devant leurs
images, c'est beaucoup mieux. Aussi bien les démons nous font par nos
pensées une guerre
bien plus dure que par les objets mêmes.
92. Celui
qui pratique à la perfection les vertus et a acquis le trésor de la connaissance
voit
désormais les choses selon leur nature et par conséquent agit et pense
toujours selon la
droite raison, sans jamais se tromper. Car c’est l'usage
raisonnable ou déraisonnable que
nous faisons des choses qui nous fait
vertueux ou pervers.
93. Un indice de haute liberté intérieure, c'est que
les représentations des objets surgissent
dans l'âme en leur simplicité,
dans la veille ou dans le rêve.
94. Par la pratique des commandements
l'esprit se dépouille des passions; par la
contemplation spirituelle des
choses visibles, il quitte les représentations passionnées qu'il
a des
objets; par la connaissance des réalités invisibles, il se dégage de la
contemplation des
choses visibles et de cette connaissance enfin, par celle
de la sainte Trinité.
95. Le soleil une fois levé éclaire le monde, rendant
visible, avec lui, tout ce qu'il éclaire.
Ainsi le soleil de justice, quand
il se lève dans l'esprit purifié, se manifeste lui-même, et fait
connaÎtre
les raisons de tout ce qui existe et existera par lui.
96. Nous ne
connaissons pas Dieu dans son Essence, mais par la magnificence de sa
création et l'action de sa Providence, qui nous présentent, comme en un
miroir, le reflet de
sa Bonté, de sa Sagesse et de sa Puissance infinies.
97. L'esprit purifié ou bien a des représentations simples et pures des
choses humaines, ou
bien contemple naturellement les êtres, visibles ou
invisibles, ou bien reçoit la lumière de
la saint Trinité.
98. Parvenu à
la contemplation des êtres visibles, l'esprit tantôt cherche leurs raisons
naturelles, tantôt ce qu'ils signifient, tantôt leur cause elle-même.
99. S'il s'adonne à la contemplation des réalités invisibles, l'esprit
cherche leurs raisons
naturelles, la cause de leur existence, leurs
conséquences et enfin l'action sur elles de la
Providence et du Jugement
divins.
100. Mais, arrivé à Dieu, l'ardeur de son désir lui fait chercher
d'abord ce qu'est l'Essence
divine, car il ne trouve de consolation en rien
de ce qui lui ressemble. Mais c'est une
entreprise impossible et la
connaissance de l'Essence de Dieu est également inaccessible a
toute nature
créée. Il se contente donc des attributs, c'est-à-dire, l'éternité, l'infinité,
l'invisibilité, la bonté, la sagesse, la puissance qui crée, gouverne et
juge les êtres. Cela
seulement est en lui parfaitement compréhensible :
qu’Il est infini, et le fait même de ne
rien connaître est déjà une
connaissance transcendante à l'esprit, comme l'ont montré les
théologiens
Grégoire et Denys.
DEUXIEME CENTURIE
1. Qui aime sincèrement Dieu prie aussi absolument sans distraction, et qui
prie
absolument sans distraction aime aussi sincèrement Dieu. Or, il ne prie
pas sans
distractions, l’homme qui garde son esprit rivé, à quelque objet
terrestre. Donc celui-là
n'aime pas Dieu qui garde son esprit attaché à
quelque objet terrestre.
2. Si l'esprit s'arrête longuement sur un objet
sensible, c'est qu’une passion l'y retient
attaché : convoitise, ou
tristesse, ou colère, ou rancune. Et tant qu'il ne méprise pas cet
objet, il
ne peut s'affranchir de cette passion.
3. Les passions qui subjuguent
l'esprit le lient aux objets matériels, le séparent de Dieu en
l'occupant
tout entier de ces objets. Mais si l'amour de Dieu prend le dessus, il le
délivre de
ces liens et lui fait mépriser non seulement les objets
sensibles, mais même notre vie
temporelle.
4. L'effet des commandements
, c'est de rendre simples les représentations des choses.
Celui de la
lecture et de la contemplation, c'est de rendre l'esprit sans matière et sans
forme.
D'où résulte la prière sans distractions
5. Pour délivrer
l'esprit des passions si parfaitement qu'il puisse prier sans distraction, la
voie active ne suffit pas, si elle n'est suivie de diverses contemplations
spirituelles. L'action
en effet ne libère l'esprit que du dérèglement et de
la haine; les contemplations l'arrachent
en outre à l'oubli et à
l'ignorance. Ainsi délivré, il pourra prier comme il faut.
6. Au sommet de
l'oraison pure, on distingue deux états, l'un pour les actifs, l'autre pour
les contemplatifs. Le premier est dans l'âme l’effet de la crainte de Dieu
et de la bonne
espérance, le second, de l’ardeur de l'amour divin et de la
purification totale. Indices du
premier état : l'esprit se recueille,
s'abstrait de toutes les pensées du monde et, dans la
pensée que Dieu est
présent - et il l'est en effet - fait oraison sans distraction ni trouble.
Indices du second : l'esprit est ravi, dans l'élan même de la prière, par
l'infinie lumière de
Dieu; il perd tout sentiment et de lui-même et des
autres êtres, excepté de Celui qui par
l’amour opère en lui cette
illumination. Alors aussi, attiré par les propriétés de Dieu, il
acquiert de
lui des notions pures et pénétrantes.
7. A ce qu'on aime on s'attache sans
réserve, méprisant tout obstacle, de peur d'en être
privé. Qui aime Dieu
s'applique à l'oraison pure, et toute passion qui lui fait obstacle, il la
rejette.
8. Rejette l’égoïsme, source des passions, et tu n'auras plus
de peine, Dieu aidant, à écarter
les autres : colère, tristesse, rancune,
etc. Mais cède à la première, et tu seras, malgré toi,
blessé par la
seconde. Par égoïsme, j'entends une passion dont l'objet est le corps.
9.
Voici les cinq motifs, louables ou non, pour lesquels un homme, peut aimer un
autre
homme : 1° pour l'amour de Dieu : ainsi le juste qui aime tout le
monde, ou l’homme qui,
sans être encore juste lui-même, aime les justes; 2°
par un instinct naturel, comme les
parents aiment leurs enfants, et
réciproquement; 3° par vanité celui qui reçoit des louanges
aime celui qui
les donne; 4° par cupidité : on aime le riche dont on reçoit de l'argent; 5° par
amour du plaisir : cas de ceux qui ne pensent que bonne chère et plaisir
sexuel. Le premier
motif est bon, le second indifférent, les autres viciés
par la passion.
10. Un tel, tu le détestes, cet autre, tu ne l'aimes, ni ne
le hais; celui-ci, tu l'aimes, mais très
modérément; celui-là, tu l'aimes
intensément... A ces différences, reconnais que tu es loin
de l’amour
parfait qui se propose d'aimer également tous les hommes.
11. Détourne-toi
du mal, et fais le bien. Autrement dit : combats tes ennemis, les passions,
pour les affaiblir; puis pratique la tempérance, de peur qu'elles ne
reprennent force. Ou bien
: Lutte pour acquérir les vertus, puis sois
tempérant afin de les garder. Voilà sans doute ce
que c'est qu'agir et
veiller.
12. Ceux à qui Dieu a permis de nous éprouver, tantôt excitent la
puissance concupiscible
de l'âme, tantôt troublent l'irascible, tantôt
obscurcissent la raison, ou bien ils accablent le
corps de douleurs, ou
ravissent nos biens matériels.
13. Les démons nous tentent soit par
eux-mêmes, Soit en armant contre nous des hommes
sans crainte de Dieu. Par
eux-mêmes, si nous vivons dans la retraite, comme le Maître au
désert, par
les hommes, si nous demeurons en leur société, comme le Maître parmi les
Pharisiens. Mais nous, les yeux sur notre modèle, repoussons l'une et
l’autre attaque.
14. L'esprit commence-t-il à progresser dans l'amour de
Dieu ? Le démon va chercher à le
pousser au blasphème, lui suggérant des
pensées qu'un homme ne saurait trouver par
lui-même, et qui ne peuvent venir
que du diable, leur père. S'il en use ainsi, c'est que,
jaloux de l'ami de
Dieu, il veut qu'à la vue de telles pensées, il se désespère et n'ose plus,
par sa prière accoutumée, s'envoler vers Dieu. Mais le destructeur n'en tire
aucun avantage
pour le but qu'il se propose : au contraire, il nous affermit
davantage. Car après attaques et
contre-attaques, nous retrouvons notre
amour pour Dieu plus sûr, plus sincère. Que son
épée lui perce le coeur, et
que ses flèches se brisent !
15. L'esprit, quand il s'applique aux objets
visibles, les perçoit naturellement par
l'intermédiaire des sens. L'esprit
n'est pas de soi mauvais, ni cette perception naturelle, ni
les objets, ni
les sens : ce sont oeuvres de Dieu. Où donc est le mal ? Évidemment dans la
passion qui s'attache aux représentations naturelles et que l'esprit, s'il
veille, peut fort bien
écarter de l'usage qu'il fait des représentations.
16. La passion est un mouvement de l'âme contre nature, par suite d'un amour
sans raison,
ou d'une aversion irréfléchie pour un objet sensible
quelconque, ou à cause de lui. Amour
sans raison, par exemple, de la bonne
chère, d’une femme, d'une fortune, d'une renommée
qui passe, de n’importe
quel objet sensible, ou bien d'autre chose à cause de cet objet.
Aversion
aveugle, soit pour un de ces objets, soit pour un autre à cause de lui
17.
Quant à la malice, elle est dans le jugement faux porté sur les représentations
et suivi
de l'abus des choses. Ainsi, pour les relations avec les femmes, la
règle du jugement, c'est
qu'elles soient ordonnées à la procréation. Si donc
on vise le plaisir, on juge mal, érigeant
en bien ce qui n'en est pas un et,
conséquence nécessaire, on abuse de la femme en
s'unissant à elle. De même
pour n'importe quel objet ou représentation.
18. Quand les démons, attaquant
ton esprit sur le terrain de la chasteté, l'obsèdent de
pensées de luxure,
alors, en gémissant, dis au Seigneur : Ils m'ont chassé et me pressent de
tous côtés; ô ma joie, délivre-moi de ces assaillants ! (Ps 16,11) et tu
seras sauvé.
19. Redoutable est le démon de la luxure. Il s'attaque avec une
force particulière à ceux qui
luttent contre la passion, surtout à la faveur
de leur inattention à l'égard de leur nourriture,
et des rencontres qu'ils
ont avec des femmes. A son insu, l'esprit se trouve envahi par la
douce
impression du plaisir, que la mémoire lui rappelle ensuite, dans le calme de la
solitude. Et la chair s'échauffe, suscite en l'esprit des images de toute
sorte, le sollicite à
consentir au péché. Si tu ne veux pas que de telles
pensées s'attardent en toi, insiste sur le
jeûne, le travail pénible, les
veilles, la sainte vie de retraite dans une prière continuelle.
20. Ceux qui
sans cesse poursuivent notre âme pour la faire tomber dans le péché de pensée
ou d'action utilisent les pensées passionnées. Mais devant un esprit qui
refuse d'accueillir
ces pensées, honteux, ils battront en retraite; et
devant un esprit occupé à la contemplation
spirituelle, confondus, ils
s'enfuiront, en déroute.
21. Il joue le rôle de diacre, celui qui oint son
esprit pour les combats sacrés et en chasse
les pensées passionnées; de
prêtre, celui qui l'illumine pour la connaissance des êtres et
chasse
complètement la fausse connaissance; d'évêque, celui qui le perfectionne par la
sainte onction qu'est la connaissance de l'adorable et sainte Trinité.
22. La force des démons diminue, quand la pratique des commandements
affaiblit en nous
les passions; elle est détruite, quand enfin, par l'effet
de la liberté intérieure, ces passions
ont disparu de l'âme. Car ils ne
retrouvent plus en elle ces complicités qui servaient de
bases à leurs
attaques. Et voilà sans doute le sens du verset : Ils perdront leur force, et
périront devant ta Face. (Ps 9,4)
23. Il y a des hommes qui réfrènent
leurs passions par respect humain; d'autres, par vanité;
d'autres, par
maîtrise de soi; d'autres, qui en sont débarrassés par les jugements de Dieu.
24. Les paroles du Seigneur se répartissent en quatre groupes : préceptes,
doctrine,
menaces, promesses. Or, c'est à cause d'elles que nous nous
soumettons à tous les genres
de pénitence : jeûnes, veilles, coucher sur la
dure, fatigues et peines dans l'exercice de la
bienfaisance, injures,
mépris, supplices, mort, et autres semblables. Pour les paroles de tes
lèvres, est-il écrit, j'ai suivi des routes dures. (Ps 16,4).
25. La
récompense de la maîtrise de soi, c'est la liberté intérieure; celle de la foi,
la
connaissance. Or, de la liberté intérieure naÎt le discernement, et de la
connaissance l'amour
de Dieu.
.26. Marchant droit dans la voie de
l'action, l'esprit progresse vers la prudence; dans celle
de la
contemplation, vers la connaissance. La première, en effet, conduit le Iutteur
au
discernement du bien et du mal; la seconde mène l'initié à saisir les
raisons des êtres
corporels et incorporels. Mais pour obtenir le don de
science divine, il faudra, sur les ailes
de l’amour, avoir dépassé tous les
degrés qu'on vient d'énumérer, être en Dieu; et alors,
autant qu'il est
possible à un esprit humain, par l'Esprit saint on pénétrera à fond la nature
de ses attributs divins.
27. Au seuil de la connaissance de Dieu, ne
cherche pas à connaÎtre son Essence : un esprit
humain n'y saurait parvenir;
personne ne la connaît que Dieu. Mais considère à fond, tant
que tu peux,
ses attributs, par exemple, son Éternité, son Infinité, son Invisibilité, sa
Bonté,
sa Sagesse, sa Puissance qui crée, gouverne et juge les êtres. Car il
mérite entre tous le nom
de théologien, celui qui cherche à découvrir, si
peu que ce soit, la vérité de ces attributs.
28. Puissant, l’homme qui jouit
à l'action la connaissance; par la première, il réfrène la
convoitise et
apaise la colère, par la seconde, il donne à son esprit des ailes et émigre vers
Dieu.
29. Par ces paroles : Mon Père et Moi nous sommes un, le Seigneur
désigne l'identité de
l'Essence. Par celles-ci : Je suis en mon Père et mon
Père est en Moi, il déclare que les
Personnes sont inséparables. Les
Trithéites, qui séparent Fils et Père, se jettent donc dans
une impasse. Car
de deux choses l'une : s'ils maintiennent que le Fils est coéternel au Père,
tout en les séparant l’un de l’autre, force, leur est de nier que le Fils
soit engendré par le
Père, et donc de poser trois dieux, trois principes. Si
au contraire ils affirment la
génération, tout en maintenant la séparation,
force leur est de nier que le Fils soit coéternel
au Père, et de soumettre
au temps le Maître du temps. Conclus : avec l’illustre Grégoire,
maintenons
l’Unité de Dieu en professant la Trinité des personnes, chacun avec ses traits
distinctifs, car elles sont, réalités distinctes, mais indivisible unité;
elles sont et sous le
même rapport, a la fois Unité et Diversité. De sorte,
que chaque aspect, tant unité que
diversité, reste incompréhensible. Sans
quoi, où serait le mystère, si le Fils et le Père étaient
unis et distincts
comme un homme et un autre homme, sans plus ?
30. Celui qui, parvenu au
sommet de la liberté intérieure, possède la charité parfaite, ne fait
plus
de différence entre soi et autrui, esclave et homme libre, homme et femme.
Franchie la
zone où règnent les passions, il ne voit plus dans les hommes
que leur unique nature : tous,
il les voit de niveau, pour tous il se sent
le même coeur. Plus de Juif alors, ni de Grec, plus
d’homme ni de femme,
plus d'esclave ni d'homme libre : le Christ est tout en tous. (Gal
3,28)
31. Les passions cachées dans l'âme fournissent aux démons le point d'appui
d'où ils
poussent en nous les pensées passionnées. Puis, par ces pensées,
ils assaillent l'esprit et de
vive force le poussent à une attitude de
soumission au péché. Une fois dominé, ils
l'amènent au péché de pensée,
puis, ce péché accompli, ils le précipitent, l'épée dans les
reins, au péché
d'action. Enfin, ayant par ces pensées, complètement dévasté l'âme, ils se
retirent avec elles, et seul reste dans l'âme, dressé, comme une idole, le
péché. Quand vous
verrez, dit le Seigneur, l'abomination de la désolation
dressée dans le lieu saint... Que celui
qui lit comprenne ! Le lieu saint,
le temple de Dieu dans l'être humain, c'est l'esprit, où les
démons, après
avoir ravagé l'âme par les pensées passionnées, ont dressé, l'idole du péché.
Quant à son application historique, cette prédiction s'est déjà réalisée :
la lecture de
Josèphe, à mon avis, ne permet aucun doute. Certains pourtant
disent que tout cela se
reproduira aux jours de l'Antichrist.
32. Trois
forces nous meuvent au bien : les tendances profondes de la nature, les bons
anges, la volonté bonne. Le fonds de la nature, quand nous faisons à autrui
ce que nous
voudrions qu'on nous fÎt, ou que, voyant un homme dans une
situation critique, nous
éprouvons pour lui une pitié naturelle; les bons
anges, quand, prêts à une bonne action,
nous sentons leur concours favorable
et cheminons sans difficulté; la volonté bonne quand,
discernant le bien et
le mal, nous choisissons délibérément le bien.
33. Inversement, trois forces
nous poussent au mal : les passions, les démons, la volonté
mauvaise. Les
passions, quand nous sentons une convoitise déraisonnable : manger à
contretemps, sans nécessité , jouir d'une femme, surtout si ce n'est pas la
nôtre, en refusant
de procréer des enfants; quand nous nous mettons en
colère, que nous nous laissons aller
outre mesure à l'amertume, contre un
homme, par exemple, qui nous a manqué d'égards ou
fait du tort; les démons,
quand par exemple, à un moment de négligence, nous sommes tout
d'un coup
violemment assaillis comme par un adversaire à l'affût, qui bouleverse les
passions dont nous venons de parler; la volonté mauvaise, quand, sachant où
est le bien,
nous choisissons le mal.
34. Pour récompense, le dur effort
de la vertu obtient la liberté intérieure et la
connaissance. Ce sont elles
qui introduisent au royaume des cieux, comme les passions et
l'ignorance au
châtiment éternel. Mais si quelqu'un les désire pour la gloire humaine et non
pour le seul bien, qu'il écoute l'Écriture : Vous demandez et vous n'obtenez
pas, parce que
vous demandez mal. (Jac 4,3).
35. Bien des actions
humaines, bonnes en elles-mêmes, peuvent cesser de l'être à cause de
leur
motif. Le jeûne, les veilles, l'oraison et le chant des psaumes, l'aumône,
l’hospitalité
sont en soi de bonnes actions faites par vanité, elles cessent
de l'être.
36. En toutes nos actions, Dieu considère l'intention : si nous
agissons pour Lui, ou pour
un autre motif.
37. Le mot de l'Écriture :
Car Tu rendras à chacun selon ses oeuvres, signifie que Dieu
récompense les
bonnes actions; non pas celles qui paraissant bonnes, sont faites contre
l'intention droite; mais celles qui procèdent de l'intention droite, bien
entendu. Car le
jugement de Dieu ne porte pas sur l'acte même, mais sur
l'intention.
38. Le démon de l’orgueil a deux tactiques : ou il suggère au
moine, de s'attribuer à
soi-même les bonnes oeuvres, au lieu de les rendre à
Dieu, MaÎtre de tout bien, aide de tout
succès, ou bien, si le moine fait la
sourde oreille, il lui inspire du mépris pour ses frères
encore imparfaits.
Et cette tentation-là, sans qu'on s'en doute, mène à refuser l'aide de Dieu,
car mépriser les autres comme n'ayant pas su bien agir, cela revient à
attribuer ses bonnes
actions à ses propres forces. Erreur profonde, a dit le
Maître : Sans Moi vous ne pouvez
rien faire. Notre faiblesse, en effet, même
si nous sommes orientés vers le bien, nous
empêche de pousser jusqu’au bout
sans le concours du Guide des bonnes action.
39. Qui connaît la faiblesse de
la nature humaine a acquis l'expérience de la force de Dieu.
Avec elle,
tantôt il a bien agi, tantôt il s'est efforcé de bien agir, mais sans jamais
mépriser
personne. Car il sait bien que l'aide divine qui l'a délivré de
passions nombreuses et tenaces
peut tout aussi bien se prêter aux autres,
quand Dieu le voudra, ç ceux surtout qui pour Lui
sont en pleine bataille.
Il peut ne pas les délivrer tout dun coup de leurs passions : Il sait
pourquoi, il prend son temps et, comme un médecin bon et charitable,
applique à chacun de
ces hommes de bonne volonté le traitement qui convient.
40. Quand les passions sommeillent, l'orgueil surtout, tantôt de causes
inconscientes,
tantôt d'une attaque sournoise, des démons.
41. Presque
tous les péchés ont pour cause le plaisir et sont effacés par la souffrance et
les
peines intérieures, volontaires ou non, par le repentir, par les peines
que, suivant ses plans,
la Providence nous envoie. Si nous nous jugeons
nous-mêmes, nous ne serons pus jugés.
Le Seigneur, Lui, nous juge et nous
châtie pour que nous ne soyons pas condamnés avec le
monde.
42. Quand
l'épreuve arrive sur toi à l'improviste, ne t'en prends pas à celui par qui elle
te
vient; cherches-en le but, et tu trouveras la façon d'en profiter. Quelle
le soit venue, d'ici ou
de là, il t’aurait fallu vider la coupe amère des
décrets de Dieu.
43. Mauvais comme tu l'es, accepte sans regimber la
souffrance : elle t'humiliera, et tu
vomiras ton orgueil.
44. Certaines
tentations provoquent le plaisir d'autres, la tristesse; d'autres, les douleurs
physiques. Car le médecin des âmes, par ses décrets adapte le remède à ce
qui, dans l'âme,
est racine des passions.
45. Les attaques de la
tentation ont pour but, ici, la rémission des fautes passées; là, celle
des
péchés du moment; ailleurs, elles préviennent les fautes à venir. Sans compter
celles qui
ne sont, que pour l'épreuve de la vertu, celles de Job par
exemple.
46. L'homme avisé, voyant dans les décrets divins la guérison,
reçoit avec reconnaissance
les malheurs qu'ils lui apportent : ils n'ont pas
d’autre cause, se dit-il, que ses péchés à lui.
Mais l'insensé qui ne sait
rien de la très sage Providence de Dieu, lorsqu'il est puni pour ses
péchés,
s'en prend à Dieu ou à son prochain des maux qu'il endure.
47. Certains
remèdes immobilisent les passions, les empêchent de se mettre en branle et de
s'intensifier; d'autres les affaiblissent, les réduisent. Ainsi le jeûne,
les durs travaux, les
veilles empêchent la convoitise de prendre force; la
solitude, la contemplation, la prière,
l'affaiblissent et tendent à la
détruire. De même pour la colère : la longanimité, l'oubli des
injures, la
douceur l'immobilisent, l’empêchent de prendre force, l’amour, l'aumône, la
bonté, la bienfaisance la réduisent peu à peu.
48. Chez l'homme dont
l'esprit est tout entier tourné vers Dieu, même la convoitise donne
des
forces à l’amour brûlant pour Dieu, même la puissance irascible se porte d’une
pièce
vers la charité divine. C'est qu'a la longue, la participation a
l'illumination divine l'a rendu
lumineux lui-même et concentrant en soi
toute la force de ses puissances inférieures, il l'a
tournée vers un amour
brûlant, insatiable, comme je viens de le dire, et une charité sans
limite
pour Dieu, la convertissant totalement du terrestre au divin.
49. Ne garder
ni envie, ni colère, ni rancune contre l'offenseur, ce n'est pas encore avoir
pour lui l’amour. On peut, sans charité, aucune, éviter de rendre le mal
pour le mal, parce
que c'est la loi, mais on n'ira pas, spontanément, rendre
le bien pour le mal, car cette
disposition de faire du bien à ceux qui nous
détestent est propre au parfait amour spirituel.
50. Ne pas aimer quelqu’un,
ce n'est pas pour autant le haïr; pas pus que ne pas le haïr, ce
n'est pour
autant l'aimer. On peut être à son égard comme entre deux : n'aimer ni ne haïr.
Car l'amour habituel, il faut pour le produire une des cinq causes - bonnes,
indifférentes,
mauvaises - énumérées dans la présente centurie, sentence 9.
51. Si tu constates que ton esprit s'occupe avec plaisir d'objets matériels
et s'attarde à
considérer leurs représentations, reconnais que tu préfères
ces objets à Dieu. Où est ton
trésor, là est ton coeur. (Mt 6,21).
52.
L'esprit uni à Dieu, et de manière habituelle, par la prière et l’amour,
acquiert sagesse,
bonté, puissance, bienfaisance, libéralité, grandeur
d’âme... bref, il porte en lui-même,
pour ainsi dire, les attributs de Dieu.
Mais qu'il abandonne ces dispositions pour s'orienter
vers les objets
matériels, il deviendra vite un véritable animal, s'il ne cherche que son
plaisir, et même un animal sauvage, si pour ces objets il entre en lutte
avec les autres.
53. Le monde, pour l'Écriture, c'est l'ensemble des objets
matériels et les mondains, ceux
dont l'esprit est accaparé par ces objets. A
eux s'adressent ces objurgations : N'aimez pas le
monde, ni ce qui vient du
monde : la convoitise de la chair, la convoitise des yeux,
l'ostentation du
genre de vie. Cela n'est pas de Dieu, mais du monde... et la suite. (1 Jn
2,15).
54. Est moine celui qui a séparé son esprit du monde matériel
pour s'attacher fermement à
Dieu par la maîtrise de soi, l’amour, le chant
des psaumes, la prière.
55. L’éleveur, au sens spirituel, c'est l'homme
d’action. Les vertus morales acquises, en
effet, sont figurées par les
bestiaux, et c'est pourquoi Jacob disait : Tes enfants seront des
élévateurs. Le berger, c'est le gnostique. Car les pensées sont des moutons,
gardés par
l'esprit sur les montagnes de la contemplation; et c'est pourquoi
tous les bergers sont objet
d'horreur pour les Égyptiens, (Gen 47,5)
autrement dit les puissances ennemie.
56. Dépravé, l'esprit suit le corps
que ses sens entraînent sur la pente de ses convoitises et
de ses plaisirs
propres; et il consent à ses imaginations et impulsions. Vertueux, il garde la
tempérance, résiste aux imaginations et, impulsions passionnées; bien plus,
il s'efforce de
tourner au bien les motivements de ce genre qu'il éprouve.
57. On distingue vertus du corps et vertus de l'âme. Du corps : jeûne,
veilles, coucher sur
la dure, service des autres, travail manuelle, pour
n'être à charge à personne ou pour faire
l’aumône, etc... De l'âme : amour,
longanimité, douceur, tempérance, prière, etc. Si un
obstacle, l'état de
notre corps, la fatigue ou autre chose nous rend une fois ou l'autre
incapables de pratiquer les premières, le Seigneur, qui voit les causes,
nous en tient quittes.
Mais si nous ne pratiquons pas celles de l’âme, nous
sommes sans excuse, car elles ne
connaissent aucun obstacle.
58. L'amour
de Dieu, quand on le possède, porte au mépris de tout plaisir qui passe, de tout
labeur, de tout chagrin. A preuve les saints, qui tous ont souffert pour le
Christ.
59. Évite l'égoïsme, père de tous les vices. Par égoïsme, j'entends
un attachement
déraisonnable au corps. C'est lui incontestablement qui
engendre la folie des trois pensées
passionnées premières et fondamentales,
celles de la gourmandise, de la cupidité, de la
vaine gloire. Ce sont les
exigences du corps qui les déchaînent, et d'elles naît tout le cortège
des
vices. C'est, je le répète, une nécessité et un devoir d'être sur ses gardes et
de lutter
contre cet égoïsme par une grande tempérance. Une fois éliminé,
tous ses effets le sont
avec lui.
60. Au moine la passion de l'égoïsme
suggère d'avoir pitié de son corps, et peu à peu de le
nourrir mieux qu'il
ne convient. De là, sous prétexte de sage gouvernement de soi-même,
par une
lente déviation, elle le mène à la chute dans le gouffre de la volupté. Au
mondain,
elle propose d'emblée de s'occuper de ce corps en servant sa
convoitise.
61. Le plus haut état de la prière, dit-on, c'est lorsque
l'esprit sort de la chair et du monde
et, dans l'acte de la prière, perd
toute matière et toute forme. Se maintenir sans défaillance
en cet état,
c'est en réalité prier sans cesse.
62. De même que le corps en mourant, se
sépare de tous les biens de cette vie, de même,
l'esprit qui au sommet de la
prière meurt lui aussi quitte toutes les représentations qu'il a
du monde.
Car sans mourir de cette mort-là, il ne saurait se trouver et vivre avec Dieu.
63. Ne te laisse jamais persuader, ô moine, que tu peux faire ton salut si
tu es serviteur du
plaisir et de la vaine gloire.
64. Le corps, entraîné
au péché par les objets, a pour se corriger les vertus corporelles qui
le
rendront sage. Pareillement l'esprit, entraîné, au péché par les pensées
passionnées, a
pour se corriger les vertus de l'âme, et la sagesse, pour
lui, consiste à voir toute chose dans
la simplicité et la liberté
intérieure.
65. La nuit suit le jour, l’hiver suit l'été et, soit en cette
vie soit en l'autre, chagrins et
souffrances suivent la vanité et la
sensualité.
66. Le Péché commis, le jugement viendra, inéluctable, à moins
qu’ici-bas on ne s'impose
des peines ou qu’on n’endure des afflictions.
67. On distingue cinq raisons pour lesquelles Dieu permet aux démons de nous
attaquer :
1) pour qu'attaques et contre-attaques nous mènent au
discernement du bien et du mal; 2)
pour que notre vertu maintenue dans
l'effort et la hâte s'affermisse sur une assise
inébranlable; 3) pour
qu'avançant dans la vertu nous évitions la présomption et apprenions
l'humilité; 4) pour nous inspirer, par l'expérience que nous en faisons
alors, une haine sans
réserve pour le mal; 5) et surtout, pour que, parvenus
à la liberté intérieure, nous
demeurions convaincus et de notre faiblesse,
et de la force de Celui qui nous a secourus.
68. L'esprit, chez un affamé,
se représente du pain; chez un homme qui a soif, de l'eau; chez
un gourmand,
des plats de toute sorte; chez un voluptueux, de belles femmes; chez un
vaniteux, des compliments; chez un avare, des bénéfices; chez un rancunier,
une bonne
vengeance contre l'offenseur; chez un envieux, le malheur de celui
qu'il envie... et ainsi de
toutes les passions car l'esprit tourmenté de
passion accueille les pensées passionnées, qu'il
veille ou qu'il rêve.
69. Lorsque la convoitise est excitée, l'esprit voit en rêve ce qui fait la
matière du plaisir.
Quand c'est la colère, il voit ce qui provoque la
crainte. De plus, les démons impurs
s'emploient à fortifier nos passions et,
en s'appuyant sur notre négligence complice, il les
excitent. Les bons
anges, au contraire, les apaisent et nous poussent à la pratique des vertus.
70. Si la puissance concupiscible de l'âme est trop souvent excitée, elle
crée en elle une
propension habituelle au plaisir, dont on aura peine à se
défaire. Si l’irascible est
constamment troublée, elle rend l’esprit peureux
et lâche. Le remède, c'est dans le premier
cas la pratique assidue du jeûne,
des veilles, de la prière, dans le second la bonté, la
bienfaisance, l’amour
et la miséricorde.
71. Les démons attaquent soit au moyen des objets
eux-même, soit au moyen des
représentations passionnées qu'ils comportent;
par les objets, ceux qui vivent au milieu des
objets; par les
représentations ceux qui vivent séparés des objets.
72. Autant le péché de
pensée est plus facile que le péché d'action, autant le combat contre
les
pensées est plus dur que le renoncement aux objets.
73. Les objets sont
extérieurs à l'esprit; leurs représentations, elles, sont dans l'esprit. C'est
donc de l'esprit que dépend le bon ou le mauvais usage des objets; car le
mauvais usage des
objets est conséquence du mauvais usage des
représentations.
74. Trois voies donnent accès dans l'esprit aux pensées
passionnées : la sensation, la
complexion physique, la mémoire. La
sensation, quand se présentent des objets qui nous
passionnent, ce qui
pousse l'esprit
aux pensées passionnées. La complexion physique, quand, par
suite d'une vie peu réglée, ou
de l'action des démons, ou d'une maladie, la
santé du corps s'altère, inspirant à l'esprit des
pensées passionnées même
contre la Providence. La mémoire enfin, quand renaît le
souvenir des objets
qui nous passionnent, ce qui inspire également à l'esprit des pensées
passionnées.
75. Les choses mises par Dieu à notre usage sont soit dans
notre âme, soit, dans notre
corps, soit autour de notre corps. Ainsi, dans
notre âme, ses facultés dans notre corps, les
organes des sens, les autres
membres, autour de notre corps, la nourriture, la fortune, etc...
De toutes
ces choses par conséquent, et des accidents qui les modifient, l'usage que nous
faisons, s'il est bon, prouve notre vertu, s'il est mauvais, notre
méchanceté.
76. De ces accidents qui modifient les choses, nous avons des
exemples et dans le monde
de l'âme, et dans celui du corps, et dans celui
qui entoure le corps. Monde de l'âme; oubli
ou souvenir, amour ou haine,
timidité ou audace, tristesse ou joie, etc. Monde du corps :
plaisir ou
douleur, agilité ou infirmité, santé ou maladie, vie ou mort, et ainsi de
suite...
Monde extérieur : fécondité ou stérilité, richesse ou pauvreté,
célébrité, ou obscurité, etc...
De ces contraires, les hommes appellent l'un
un bien, l'autre un mal; mais de soi, ils n'ont
rien de mauvais; c'est
l'usage qu'on en fait qui les rend à proprement parler soit mauvais,
soit
bons.
77. La connaissance est un bien par nature. De même la santé.
Pourtant, leurs contraires se
sont, la plupart du temps, montré plus utiles
qu'elles. C'est que dans un sujet dépravé la
connaissance n'entraîne pas le
bien, quoique, je le répète, elle soit par nature un bien. Et pas
davantage
la santé, la fortune, la joie. Un tel homme, en effet, ne sait pas s'en servir.
Le
contraire lui est plus utile. Aussi bien, ces contraires ne sont pas en
soi mauvais, malgré
l'apparence.
78. Garde-toi d'abuser de tes pensées,
sinon tu en viendras fatalement à abuser aussi des
choses : on ne pécherait
jamais en action, si on ne péchait d'abord en pensée.
79. L'image de l'homme
terrestre, ce sont les vices fondamentaux, comme la sottise, la
lâcheté,
l'intempérance, l'injustice. L'image de l'homme céleste, ce sont les vertus
fondamentales, comme la prudence, la force, la tempérance, la justice. Mais
tout comme
nous avons porté l'image du terrestre, nous porterons aussi
l'image du céleste.
(1 Cor 15,49).
80. Veux-tu trouver la route qui
conduit à la vie ? Elle n'est autre que Celui qui déclare :
Je suis le
chemin, la vie, la vérité. Cherche de ce côté, et tu trouveras. Mais cherche
bien,
prends la peine, car ils sont rares, ceux qui la trouvent, et tu
risquerais, exclu de ce petit
nombre, de rester dans la foule.
81. Cinq
causes peuvent détourner l'âme du péché : le respect humain, la crainte du
jugement, l'espoir de la récompense, l'amour de Dieu, enfin le remords de la
conscience.
82. Certains prétendent qu'il n'y aurait pas de mal dans les
êtres, sans une seconde
puissance, qui de son côté nous tire vers ce mal. En
fait, cette puissance n'est autre que
notre négligence à l'égard de
l'activité naturelle de l'esprit. Ceux qui ont soin de cette
activité se
conduisent toujours bien, jamais mal. Si donc tu veux, toi aussi, secouer ta
négligence, avec elle tu chasses la malice, c'est-à-dire le mauvais usage
des pensées, qui a
pour conséquence le mauvais usage des choses.
83. Il
est dans la nature de notre partie raisonnable d'être soumise d'une part au
Verbe
divin, et d'autre part de régler en nous la partie irraisonnable. Que
cet ordre soit toujours
respecté et il n'y aura plus dans le monde ni mal,
ni rien qui pousse au mal.
84. On distingue les pensées simples et les
pensées complexes. Simples, les pensées sans
passion; complexes, les pensées
passionnées, composées de passion et de représentation.
Ainsi l'on peut
constater que nombre de pensées simples font escorte aux pensées
complexes,
dès le premier mouvement vers le péché de pensée. Ainsi, en matière d'argent :
dans la mémoire d'un tel surgit une pensée passionnée au sujet d'une somme
d'argent, en
imagination, il se porte au vol; le péché est consommé dans
l'esprit. Au souvenir de l'argent
faisaient escorte celui de la bourse, du
coffre, de l'appartement que sais-je ? Le souvenir de
l'argent était
complexe : à lui s'attachait la passion; tandis que celui de la bourse, du
coffre
et autres était simple, l'esprit n'ayant aucune passion pour ces
objets. Et ainsi de toute
pensée : vaine gloire, femmes ou autres. Les
pensées qui escortent la pensée passionnée ne
sont pas pour autant
passionnées, c'est trop clair. Et ceci nous permet de discerner de quelle
nature sont les pensées passionnées et de quelle nature les pensées simples.
85. Certains prétendent que les démons viennent toucher pendant le sommeil
les parties
honteuses, ce qui émeut les passions de Iuxure; puis cette
passion mise en branle suscite à
travers la mémoire jusqu'en l'esprit une
image de femme. Pour d'autres, ces mêmes démons
apparaîtraient à l'esprit
sous forme de femmes, toucheraient les parties honteuses pour
provoquer le
désir; et ainsi surgiraient les images. Pour d'autres au contraire, c'est la
passion propre du démon qui, lorsqu'il s'approche, excite la nôtre; et
pendant qu'elle suscite
les images dans la mémoire, l'âme s'attache aux
pensées. On pourrait en dire autant de
toutes les images passionnées et
expliquer leur apparition de telle ou telle manière. Une
chose est certaine;
c'est qu'en aucun cas les démons n'acquièrent le pouvoir d’exciter une
passion, qu'on dorme ou qu'on veille, si l’amour et la maîtrise de soi
résident dans l'âme.
86. Parmi les préceptes de la loi, il en est dont nous
devons garder et la lettre et l'esprit, et
d'autres, dont nous ne devons
garder que l'esprit. Lettre et esprit : tu ne seras pas adultère,
tu ne
tueras pas, tu ne mentiras pas, et autres de ce genre (et l'observation
spirituelle est
triple). Esprit seulement : la circoncision, le repos du
sabbat, l'immolation de l'agneau, le
repas de pains azymes et d'herbes
amères, et autres du même genre.
87. On distingue trois étapes plus
importantes du développement moral chez le moine : ne
commettre aucun péché
d'action; ne s'attarder jamais à une pensée, passionnée; garder la
paix de
l'âme en face des représentations impures ou souvenirs d'offenses reçues qui se
présentent à la pensée.
88. Le pauvre est celui qui a renoncé à tous ses
biens pour ne garder sur terre absolument
rien d'autre que son corps et qui,
ayant brisé l'attachement même qu'on a pour ce corps, a
confié à Dieu et aux
hommes spirituels le gouvernement de sa personne.
89. Certains riches n'ont
pas la passion de ce qu'ils possèdent. Aussi, même dépouillés, ils
n'éprouvent aucun chagrin, témoins ces hommes qui ont accepté avec joie le
pillage de
leurs biens. Les autres ont cette passion. Aussi, menacés de
ruine, ils s'affligent, comme le
riche de l'Évangile, qui s'en alla tout
triste. Et, ruinés, ils se désespèrent à en mourir. Ainsi
la pierre de
touche de l'âme sans passion et de l'âme passionnée, c'est la privation.
90.
Les démons font la guerre à ceux qui ont atteint les sommets de l'oraison, pour
les
empêcher de percevoir à l'état pur les représentations des objets
sensibles, aux gnostiques,
pour faire durer en eux les pensées passionnées;
aux militants de la vie active, pour les
pousser au péché d'action. Contre
chacun ils ont une méthode, visant dans leur scélératesse
à séparer de Dieu
les hommes.
91. Ceux qu'en cette vie la Providence de Dieu éprouve pour les
exercer a la vie intérieure
subissent trois sortes de tentations, celle de
la prospérité, par où leur viennent santé, beauté,
fécondité, fortune,
célébrité, etc...; celle du malheur, quand ils perdent enfants, fortune,
réputation; celle de la douleur, qui inflige à leur corps maladies ou autres
supplices. Aux
premiers s'applique cette parole du Seigneur : Qui ne renonce
à tout ce qu'il possède, ne
peut être mon disciple. (Lc 19,33) Aux deux
autres, celle-ci : Par votre patience, vous
gagnerez vos âmes. (Lc 21,19).
92. Il est, dit-on, quatre forces qui modifient l'état du corps, et
fournissent ainsi à l'esprit
des pensées passionnées ou non : les anges, les
démons, l'atmosphère, la nourriture. Les
anges, dit-on, le modifient par
parole; les démons, par attouchement, l'atmosphère, par ses
variations; la
nourriture, par les qualités des mets et des boissons, leur abondance ou leur
rareté. En outre, il y a les modifications qui viennent à l'âme par la
mémoire, l'ouïe et la
vue et on elle est directement affectée par ce qui lui
arrive, chagrins ou joies. Alors c'est
l'âme qui subit ces impressions et
modifie l'état du corps; tandis que, dans les cas ci-dessus
énumérés, c'est
l'état du corps qui, modifié, fournit à l'esprit des pensées.
93. La mort,
c'est à proprement parler la séparation d'avec Dieu; l'aiguillon de la mort,
c'est
le péché. Adam y consentit, d'où son exil loin de l'arbre de vie, du
paradis de Dieu, tout à la
fois; et, conséquence nécessaire, la mort du
corps. La vie, au vrai sens du mot, c'est Celui
qui a dit : C'est moi la
vie, Celui qui par sa mort ramène à la vie l'homme qui était mort.
94. On
écrit soit pour se rappeler, soit pour rendre service (ou les deux à la fois),
soit pour
blâmer tels ou tels, soit pour se mettre en valeur, soit par
nécessité.
95. Le pâturage, c'est la vertu active. L'eau du repos, c'est la
connaissance des êtres.
96. L'ombre de la mort, c'est la vie humaine. Qui
est avec Dieu et Dieu avec lui, celui-là a
le droit de dire : Et quand je
marcherais dans l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal,
car Tu es
avec moi.
97. Un esprit purifié voit les choses en leur rectitude; une
parole exercée les exprime
clairement, une oreille fine les perçoit bien.
Mais l'homme dépourvu de ces qualités s'en
prend à celui qui a parlé.
98. Est avec Dieu l’homme qui apprend à connaître la sainte Trinité, ses
oeuvres, sa
Providence, et qui au fond de son âme tient ses passions dans le
calme complet.
99. La houlette, d'après certains, désigne le jugement de
Dieu et le bâton, sa Providence.
Quand on a obtenu la connaissance de ce
jugement et de cette Providence, on a donc droit
de dire : Ta houlette et
ton bâton, voilà ce qui m'a consolé.
100. C'est lorsqu'il a été dépouillé
des passions et qu'il s'illumine dans la contemplation
des êtres, que
l'esprit devient capable de parvenir à Dieu et de prier comme il le doit.
TROISIÈME CENTURIE
1. L’usage raisonnable des objets et de leurs représentations a pour fruits
la chasteté, la
chasteté et la connaissance; l'usage déraisonnable, la
débauche, la haine et l'ignorance.
2. Tu as préparé devant moi une table,
etc... La table désigne ici la vertu active, car c'est
bien elle que le
Christ nous a préparée à la face de ceux qui nous oppriment. L'huile qui
oint l'esprit, c'est la contemplation des créatures. La coupe divine, c'est
la connaissance
dont l'objet est Dieu. Sa Miséricorde, c'est son Verbe, Dieu
lui aussi; en effet ce Verbe,
grâce à son Incarnation, ne cesse de nous
poursuivre tous les jours, jusqu'à ce qu'il ait
atteint tous ceux qui seront
sauvés. (Exemple : saint Paul.) Quant à la maison, c'est le
royaume, où
doivent être ramenés tous les saints, et, les longs jours, la vie éternelle.
3. C'est dans la mesure où nous usons mai des puissances de notre âme :
concupiscible,
irascible eu raisonnable, que les vices s'installent en
elles, dans la partie raisonnable,
l'ignorance et la sottise; dans
l'irascible et la concupiscible, la haine et la débauche. Leur
bon usage au
contraire produit connaissance et prudence, amour et chasteté. Par
conséquent, rien n'est mauvais parmi les créatures de Dieu.
4. Ce n’est
pas la nourriture qu’est un mal, mais la gourmandise, ni la procréation des
enfants, mais la luxure; ni les richesses, mais l'avarice; ni la gloire,
mais la vaine gloire. Par
conséquent, rien de ce qui est n'est mauvais, mais
seulement l'abus, suite de la négligence
de notre esprit à se cultiver selon
la nature.
5. La malice des démons, selon le bienheureux Denys, se définit
ainsi : colère sans raison,
convoitise sans intelligence, imagination
emportée. Or la déraison, l'inintelligence,
l'emportement sont, par
définition privation de raison, d'intelligence et de prudence. Mais la
privation est postérieure à la possession. Donc, avant d'être privés, les
démons étaient
pourvus de raison, d'intelligence, d’une sage prudence. Par
conséquent, les démons non
plus ne sont pas par nature mauvais : ils le sont
devenus par un mauvais usage de leurs
facultés naturelles.
6. Certaines
passions ont pour fruit la débauchée d'autres la haine; d'autres, les deux à la
fois.
7. Manger trop et trop bien mène à la débauche; être avare et
vaniteux, à l'aversion pour le
prochain et l'égoïsme, père de ces deux
défauts, mère aux deux à la fois.
8. L'égoïsme est une inclination
passionnée et déréglée pour le corps. Ses adversaires sont
la charité et la
maîtrise de soi. Avoir cet égoïsme, c'est évidemment avoir toutes les
passions.
9. Personne n'a jamais haï sa propre chair, dit l'Apôtre; et
pourtant il traite la sienne
durement et la tient en servitude, sans lui
fournir rien d'autre que la nourriture et le
vêtement, et pas plus qu'il ne
lui en faut pour vivre. En fait, c'est l'aimer, mais sans passion;
c'est
l'entretenir, mais comme simple servante des choses divines, c'est l'encourager,
mais
par cela seulement qui satisfait à ses besoins.
10. Celui qu'on
aime, on s'efforce de le servir en tout. Si donc c'est Dieu qu'on aime, on
s'efforce de faire ce qu’il Lui plaît; si c'est la chair, on s'efforce
d'accomplir tout ce qui la
flatte.
11. Ce qui plaît à Dieu, c'est la
charité et la chasteté, la contemplation et l'oraison. Ce qui
plaît à la
chair, c'est la gourmandise, la débauche et ce qui les développe. Voilà pourquoi
ceux qui vivent dans la chair ne sauraient plaire à Dieu; mais ceux qui sont
au Christ ont
crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises. (Rom
8,8).
12. S'il se tourne vers Dieu, l'esprit traite son corps en esclave et
ne lui accorde que ce qu'il
lui faut pour vivre; s'il se tourne vers la
chair, il devient l'esclave des passions et a sans
cesse l'esprit tendu vers
ses convoitises.
13. Veux-tu devenir maître de tes pensées ? Surveille tes
passions, chasse-les constamment
de ton esprit, loin de tes pensées. Ainsi,
contre la luxure, jeûne, veille, fais des travaux
pénibles, isole-toi;
contre l'irritation et la tristesse, méprise la gloire, l'obscurité, les objets
matériels; contre le ressentiment, prie pour celui qui t'a offensé, et tu
seras délivré.
14. Ne te compare pas aux plus faibles, mais efforce-toi
toujours plus à pratiquer le
commandement de l’amour. En te comparant aux
plus faibles, tu tombes dans la
présomption; en t'efforçant d'observer le
précepte, tu marches vers le sommet de l'humilité.
15. Tu prétends observer
sans réserve le précepte d'aimer ton prochain ? Alors, pourquoi
cette amère
rancune contre tel ou tel sourd-elle en toi ? N'est-ce pas le signe qu'à la
charité
tu préfères des biens d'un instant et luttes pour les posséder
jusqu'à combattre ton frère ?
16. Si l'argent est recherché par les hommes,
c'est moins pour son utilité, que parce que la
plupart servent par lui leurs
plaisirs.
17. Trois raisons font aimer l'argent : le penchant au plaisir, la
vanité, le manque de foi. Le
plus grave des trois, en est le manque de foi.
18. Le voluptueux aime l'argent pour le faire servir à ses jouissances, le
vaniteux, pour
acquérir par lui la gloire, l’homme de peu de foi, pour le
cacher et le garder par peur de la
disette, de la vieillesse, de la maladie,
de l'exil. Et il espère plus en son argent qu'en Dieu
créateur de l'univers,
dont la Providence s'étend jusqu'au dernier et au plus infime des
vivants.
19. Il y a quatre espèces d'hommes à mettre de l'argent de côté : les trois
que je viens
d'énumérer, et ceux qui administrent des biens. Seuls ces
derniers, bien entendu, le font
légitimement : car leur but est d'être
perpétuellement en mesure de subvenir aux besoins de
chacun.
20. En
général, les pensées passionnées tantôt excitent dans l'âme la partie
concupiscible,
tantôt bouleversent l'irascible, tantôt obscurcissent la
raisonnable. Le résultat, c'est
l'aveuglement de l'esprit pour la
contemplation spirituelle et pour l'envol de la prière. C'est
pourquoi le
moine, et particulièrement le solitaire, doit surveiller exactement ses pensées
pour en reconnaître et supprimer les causes. Et voici comment les
reconnaÎtre : quand des
images de femmes, auxquelles se mêle la passion,
excitent la puissance concupiscible, la
cause en est l'intempérance dans le
boire et le manger, jointe à de fréquents entretiens, que
rien ne justifie,
avec des femmes; la suppression de ces causes s'obtient par la faim, la soif,
les veilles et la solitude. Quand la puissance irascible, à son tour, se
trouble au souvenir
passionné d'offenses reçues, la cause en est l'amour du
plaisir, la vanité, l'attachement, aux
objets matériels. (Car ce qui afflige
l'homme qui n'a pas la liberté intérieure, c'est d'en être
privé ou de ne
pouvoir les atteindre.) La suppression de ces causes s'obtient par le mépris -
un mépris absolu - de ces bagatelles, par amour pour Dieu.
21. Dieu se
connaît Lui-même; Il connaît aussi ses créatures. Les saints anges également
connaissent Dieu et connaissent ses créatures. Mais la connaissance que Dieu
a de
Lui-même et de ses créatures ne ressemble guère à celle que les saints
anges ont de Dieu et
de ses créatures.
92. Dieu se connaît Lui-même par
son Essence bienheureuse, Il connaÎt ses créatures au
moyen de sa sagesse,
en qui et par qui il a tout fait. Mais les saints anges connaissent par
participation Dieu, qui est au-dessus de toute participation; et ils
connaissent ses créatures
par la perception des idées qui sont en elles.
23. Les êtres sont extérieurs à l'esprit, qui n'a d'eux, en lui-même, qu'une
représentation.
Mais il en va tout autrement pour Dieu, l'Éternel, l'Infini,
l'Invisible, qui leur donne
gratuitement l'être, le bien être, et le
toujours être.
24. La nature raisonnable et spirituelle participe du Dieu
saint, par son être même, par son
aptitude à bien être (je veux dire par son
aptitude à la bonté et à la sagesse), et par le don
gratuit du toujours
être. C'est par cette participation qu'elle connaît Dieu. Quant aux
créatures, elle en a la connaissance, je le répète, par la perception de la
sagesse
ordonnatrice, qu'elle contemple dans les créatures et qui se
retrouve,
à l’état pur et non sous forme de substance, dans l'esprit.
25. En amenant à l'existence la nature raisonnable et spirituelle, Dieu, par
une suprême
bonté, lui a communiqué, quatre des propriétés divines par les
quelles Il maintient, garde et
conserve les êtres : l'être et le toujours
être, la bonté et la sagesse. De ces dons, les deux
premiers ont été
attribués à l'essence elle-même; les deux autres, bonté et sagesse, à la
volonté, afin que, ce qu'll est Lui-même par essence, sa créature le devînt
par participation.
C’est pourquoi cette créature est, dit-on, faite à
l'image et à la ressemblance de Dieu : à
l'image, d'abord, comme étant, de
Celui qui est, comme étant toujours, de Celui qui est,
toujours, car, si
elle n'est pas sans commencement, du moins elle est sans fin. A la
ressemblance ensuite, comme étant bonne, de Celui qui est bon, comme étant
sage,de Celui
qui est sage, ressemblant ainsi, par grâce, à Celui qui est
bon et sage par nature. Ainsi toute
nature raisonnable est à l’image de
Dieu; mais à sa Ressemblance, seuls le sont les bons et
les sages.
26.
L’ensemble de la nature raisonnable et spirituelle se divise en deux ordres : la
nature
angélique et la nature humaine. A son tour, l'ensemble de la nature
angélique se partage en
deux grands partis et groupes : élus et maudits,
bons anges et démons impurifiables. Enfin,
l’enserable de la nature humaine
se partage en deux grands partis seulement : pieux et
impies.
27. Dieu,
qui est l’Être même, la Bonté même, la Sagesse même, ou plutôt, à vrai dire,
transcendant à toutes ces qualités, ne saurait posséder absolument rien des
qualités
contraires. Mais les créatures, qui n'ont l'être que par une
participation toute gratuite, les
êtres raisonnables et intelligents, qui
ont aussi l'aptitude à la bonté et à la sagesse, les
créatures possèdent des
qualités contraires : à côté de l'être, le non-être, à côté de l'aptitude
à
la bonté et à la sagesse,
la malice et l'ignorance. Mais leur existence ou
non-existence dépendent du bon plaisir de
leur Auteur; tandis qu'il dépend
de la volonté des êtres raisonnables de participer ou non à
la Bonté et à la
Sagesse divine.
28. Affirmant que l'essence des choses coexiste à Dieu de
toute éternité et ne reçoit de lui
que ses qualités, les Grecs prétendent
qu'il n'y a pas de contraire dans l'essence, mais
seulement dans les
qualités. Notre thèse à nous, c'est que seule l'Essence divine, comme
éternelle, infinie, donnant aux autres la durée sans fin, n'admet en elle
aucun contraire.
L'essence des êtres, elle, comporte son contraire, le
non-être, et il dépend du bon plaisir de
l’Être par excellence que cette
essence soit toujours ou ne soit plus, car ses dons sont sans
repentance. Et
voilà pourquoi elle est et sera toujours en dépendance de la Toute-Puissance
absolue, bien que, je le répète, elle ait en soi son contraire, le non-être
: car elle a été
appelée du non-être à l'être, et dans la Volonté de Dieu
réside pour elle l'être ou le
non-être.
29. Le mal est la privation d'un
bien : l'ignorance est la privation de la connaissance.
Pareillement, le
non-être est la privation de l'être, non pas chez l'Être par excellence, qui ne
souffre pas en Lui de contraire, mais chez l'être qui participe de l'Être
par excellence. Or, la
privation du bien ou de la connaissance dépend du
vouloir des créatures; mais la privation
de l'être, de la volonté du
Créateur. En fait, dans sa Bonté, Il ne cesse de vouloir que les
êtres
soient, et toujours reçoivent ses bienfaits.
30. Parmi les créatures, les
unes, raisonnables et spirituelles, peuvent admettre des
contraires : vertu
ou vice, science ou ignorance. Les autres sont les divers corps, composés
d'éléments contraires : air, terre, feu, eau. Les premières sont tout
incorporelles et
immatérielles, bien que certaines d'entre elles soient
unies à des corps. Les autres ne sont
constituées que de matière et de
forme.
31. Par nature, tous les corps sont immobiles. S'ils se meuvent,
c'est par l'âme, raisonnable
chez les uns, ailleurs sans raison, ailleurs
même insensible.
32. Les puissances de l'âme ont pour objet, la première la
nutrition et le développement; la
seconde, les imaginations et impulsions;
la troisième, le jugement et la pensée. Les
végétaux n'ont que la première;
les animaux sans raison y joignent la seconde; les hommes,
en plus,
possèdent la troisième. Or les deux premières sont corruptibles, mais la
troisième
incorruptible et immortelle.
33. Les saints anges se
communiquent les uns aux autres l'illumination divine; aux
hommes ils font
part soit de leur vertu, soit de la connaissance qui est en eux. De leur vertu
: leur bonté, par exemple, qui, à l’imitation de Dieu, les porte à se faire
du bien, à
eux-mêmes et les uns aux autres, et à en faire à leurs
inférieurs, aidant à leur divinisation.
De leur connaissance : sur Dieu,
rendant la nôtre plus élevée (car, dit l'Écriture : C'est toi lé
Très-Haut,
Seigneur pour l’éternité. Ps 91,9) sur les corps, plus profonde; sur les
incorporels, plus exacte; sur la Providence, plus pénétrante sur les
jugements divins, plus
claire.
34 L'impureté de l'esprit, c'est d'abord
la fausse connaissance; puis l'ignorance d'un des
universaux (je ne parle,
bien sûr, que de l'esprit humain, car pour celui de l'ange, il ne peut
rien
ignorer, même du singulier); en troisième lieu, la pensée passionnée; enfin le
consentement au péché.
35. L'impureté de l'âme, c'est de ne pas agir
selon la nature, car c'est la, ce qui fait naître
dans l'esprit les pensées
passionnées. Elle agit, en effet, selon la nature, lorsque ses
puissances de
passion — je veux dire l'irascible et le concupiscible - en face des objets et
de leurs représentations, demeurent en paix.
36. L'impureté du corps,
c'est le péché d'action.
37. Il aime la retraite, celui qui n'éprouve aucune
passion pour les choses du monde; il
aime tous les hommes, celui qui n'aime
plus rien d'humain; il possède la connaissance de
Dieu et du divin, celui
qui ne se scandalise au sujet de personne, soit pour ses fautes, soit
pour
des pensées soupçonneuses.
38. N'avoir aucun attachement aux objets, c'est
bien; rester sans passion devant leurs
représentations, c'est beaucoup
mieux.
39. Amour et maîtrise de soi gardent l'esprit libre en face des
objets et de leurs
représentations.
40. L'esprit ami de Dieu combat non
pas les objets ni leurs représentations, mais les
passions qui se lient à
ces représentations. Ainsi, il ne s'en prend pas aux femmes, ni à qui
l'a
contristé, ni aux images qui les représentent, mais aux passions liées à ces
images.
41. Toute la lutte que le moine mène contre les démons vise à
séparer les passions des
représentations : sinon, impossible de garder sa
liberté intérieure à la vue des choses.
42. Autre chose est un objet, autre
chose une représentation, autre chose une passion.
Ainsi, un homme, une
femme, de l'argent, voilà des objets; le simple souvenir de ces objets,
voilà une représentation, une affection déraisonnable ou une haine aveugle
pour ces mêmes
objets, voilà une passion. Or, la lutte que mène le moine est
dirigée contre la passion.
43. Une représentation passionnée, c'est une
pensée composée d'une représentation et d'une
passion. Séparons passion et
représentation, il ne reste que la simple pensée. Or nous les
séparons par
la charité spirituelle et la maîtrise de nous-mêmes, si nous le vouons.
44.
Les vertus dégagent l'esprit des passions les contemplations spirituelles, des
représentations simples; la prière pure, enfin, l'établit près de Dieu.
45. Les vertus sont ordonnées à la connaissance des créatures; cette
connaissance, au sujet
connaissant; ce sujet, à Celui qui est connu dans
l'ignorance, et qui connaît par delà toute
connaissance.
46. Ce n'est
pas du tout par besoin que Dieu, la Plénitude absolue, a amené à l'existence ses
créatures, c'est pour que ces créatures fussent heureuses d'avoir part à sa
Ressemblance, et
pour se réjouir Lui-même de la joie de ses créatures,
tandis qu'elles puisent
inépuisablement à l'Inépuisable.
47. Il y a dans
le monde bien des pauvres d'esprit, mais non pas de ceux qu'il faudrait; bien
des affligés, mais d'avoir perdu leur fortune ou leurs enfants; bien des
doux, mais pour
satisfaire des passions impures; bien des affamés ou
altérés, mais du bien d'autrui et de
profits injustes; bien des
compatissants, mais pour leur corps et ce qui l'intéresse, des
coeurs purs,
mais par vanité; des pacifiques, mais parce qu'ils ont soumis l'âme à la chair;
des persécutés sans nombre, mais pour leur indiscipline; beaucoup
d'injuriés, mais à cause
de péchés honteux. Ceux-là seulement sont heureux,
qui agissent et endurent pour le Christ
et d'après le Christ. Pourquoi ?
Parce qu'à eux est le royaume des cieux, parce qu'ils
verront Dieu, etc...
Ce n'est donc pas
parce qu'ils agissent ou endurent qu’ils sont heureux,
mais parce qu'ils agissent ou
endurent pour le Christ et à l'imitation du
Christ.
48. Dans toutes nos actions, je l'ai dit souvent, c'est l'intention
que Dieu recherche;
agissons-nous pour Lui, ou pour un autre motif ? Si donc
nous voulons faire le bien, ayons
en vue, non de plaire aux hommes, mais de
réaliser les intentions de Dieu. Les yeux
toujours fixés sur Lui, faisons
tout pour Lui; c'est ainsi que, supportant la peine, nous ne
perdrons pas
notre salaire.
49. Chasse de ton esprit, à l'heure de l'oraison, jusqu'aux
simples représentations des
réalités humaines et aux images de toutes les
créatures. Sinon, l'imagination occupée
d'objets de moindre importance, tu
perdras Celui qui leur est incomparablement supérieur à
tous.
50. Si
nous aimons sincèrement Dieu, notre charité même chasse nos passions. Or, aimer
Dieu, c'est Le préférer, Lui, au monde, et l'âme à la chair, ce qui se
traduit par le mépris des
choses du monde, une attention continuelle à Dieu,
par la maîtrise de soi, par l’amour, la
prière, le chant des psaumes.
51. Si, par une longue attention à Dieu, nous surveillons la puissance de
passion de notre
âme, nous ne céderons plus sous les attaques des mauvaises
pensées, mais, attentifs à
supprimer soigneusement leurs causes, nous
acquerrons assez de discernement pour voir
s'accomplir en nous la parole :
Mon oeil a surveillé mes ennemis; et les méchants qui
s’élèvent contre moi,
mon oreille les entendra. (Ps 91,12).
52. Si tu constates que ton esprit,
devant ses représentations du monde, demeure dans la
piété et la justice,
sache que ton corps lui aussi restera pur et sans péché. Mais si tu
constates que ton esprit, au lieu de couper court, s'attarde à la pensée du
péché, sache que
ton corps lui non plus ne sera pas longtemps sans
succomber.
53. De même que le corps a pour monde les choses, l'esprit a pour
monde les
représentations intellectuelles. Et de même que le corps commet le
péché de fornication
avec le corps d'une femme, l'esprit pèche avec la
représentation qu'il se fait de la femme, et
l'image de son propre corps.
Car en imagination il voit l'image de son corps unie à l'image
du corps de
la femme, tout comme en imagination l'image de son propre corps marque sa
répulsion envers l'image de son offenseur, et ainsi pour tous les péchés. A
l'action que le
corps exerce, concrètement, sur le monde des choses, répond
l'action de l'esprit sur le
monde des représentations.
54. Il n'y a pas
à nous effrayer ni à nous jeter dans la stupeur ou l'étonnement parce que
Dieu le Père ne juge personne, mais a remis au Fils tout jugement. Le Fils
s'écrie : Ne
jugez pas, ou vous serez jugés; ne condamnez pas, ou vous serez
condamnés; (Jn 5,22) et
l'Apôtre : Ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à
ce que vienne le Seigneur. (1 Cor 4,5)-
Le jugement même que tu portes sur
l'autre, c'est la condamnation à toi. (Rom 2,1). Mais
les hommes, sans se
soucier de pleurer leurs propres péchés, prennent au Fils son jugement
et,
d'eux-mêmes, comme s'ils étaient sans péché, se jugent et se condamnent les uns
les
autres ! Le ciel s'en est étonné, la terre en a frémi; mais eux n'ont
pas honte : ils sont
insensibles.
55. Qui se montre curieux des péchés
d'autrui ou, sur un simple soupçon, juge son frère,
est encore bien éloigné
de la pénitence et du souci de découvrir ses propres fautes, plus
pesantes
en vérité qu’une énorme masse de plomb. Il n'a pas compris ce qui fait l'homme
au coeur lourd, épris de futilité, qui recherche le mensonge. Aussi, comme
un fou qui va
dans l'obscurité, sans s'occuper de ses péchés à lui, il se
dépeint ceux des autres, vrais ou
supposés d'après un indice quelconque.
56. L'égoïsme, je l'ai dit bien souvent, est à la source de toutes les
pensées passionnées. De
Iui naissent, en effet, les trois vices capitaux de
la convoitise : gourmandise, avarice, vaine
gloire. Puis de la gourmandise
naît la luxure, de l'avarice la cupidité, de la vaine gloire
l'orgueil. Et
tous les autres, sans exception, se rattachent à l'un des trois précédents :
colère,
tristesse, rancune, paresse, envie, médisance, etc... Passions qui
toutes ensemble enchaînent
l'esprit aux objets matériels, le retiennent sur
la terre, pesant sur lui comme une masse de
pierre. Sur lui, plus léger par
nature et plus vif que le feu !
57. A l'origine de toute passion, l'égoïsme,
et au terme, l'orgueil. L'égoïsme, c'est
l'affection déraisonnable pour le
corps : qui le détruit, détruit du coup toutes les passions
qui viennent de
lui.
58. Les parents restent vivement attachés aux corps qu'ils ont
produits; et l'esprit, par
nature, tient aux raisons qu'il découvre. Aux
yeux des parents passionnés, des enfants
difformes jusqu'au complet ridicule
sont entre tous beaux et bien bâtis; et à un esprit qui
manque de sens, ses
raisons, même tout à fait absurdes, semblent les plus sensées du
monde. Le
sage, lui, ne tient pas à ses raisons. Se sent-il convaincu de leur vérité et de
leur
excellence ? Raison de plus pour qu'il se défie de son jugement, et
soumette à d'autres
hommes avisés ses raisons et ses pensées, crainte de
courir et d'avoir couru pour rien. Et
c'est sur eux qu'il prend assurance.
59. Si tu as raison des passions plus honteuses : gourmandise, luxure,
colère ou cupidité,
tout de suite les pensées de la vaine gloire fondent sur
toi; et si tu en triomphes, celles de
l'orgueil prennent leur place.
60.
Quand les passions honteuses dominent l'âme, elles en chassent les pensées de
vaine
gloire; ces passions vaincues, elles se déchaînent en elle.
61. La
vaine gloire, qu'elle soit détruite ou qu'elle demeure, produit l'orgueil, sous
forme
de présomption quand elle est détruite et, quand elle demeure, de
jactance.
62. La vaine gloire est supprimée par l'action cachée; et
l'orgueil, si l'on attribue à Dieu ses
bonnes actions.
63. Qui a mérité
d'obtenir la connaissance de Dieu et jouit sincèrement du plaisir qu'elle
donne, méprise tous les plaisirs issus de la puissance concupiscible.
64. Celui dont les désirs se bornent aux choses de la terre convoite la
bonne chère, le plaisir
sexuel, la célébrité, la fortune et tout ce qu'elles
entraînent. Si son esprit ne trouve aucun
objet meilleur vers quoi tourner
la convoitise, il restera à jamais incapable de mépriser ces
objets-là.
Combien plus excellente, sans comparaison, la connaissance de Dieu et des
réalités divines !
65. Le mépris des plaisirs provient, soit de la
crainte, soit de l'espérance, soit de la
connaissance, soit de l'amour de
Dieu.
66. La connaissance sans passion des choses divines ne mène pas
effectivement l'esprit au
mépris des objets matériels. Son action ressemble
à celle de la pensée simple d'un objet
sensible. Aussi le cas n’est-il pas
rare d'hommes qui, tout en avant la connaissance, se
vautrent, comme des
porcs dans la boue, parmi les passions charnelles. Ils ont d'abord, en
effet, grâce à leur application, atteint une certaine pureté, et trouvé la
connaissance; puis ils
se sont laissés aller, semblables à Saül, qui,
d'abord jugé digne de régner, gouverna
indignement, et, par un redoutable
effet de la Colère divine, fut rejeté.
67. Pas plus que la simple pensée
d'une chose humaine ne mène forcément l’esprit au
mépris des choses divines,
la simple connaissance des choses divines ne le mène
effectivement au mépris
des choses humaines, parce qu'ici-bas la vérité n'apparaît qu'en
ombres et
en figures. C'est pourquoi il faut cette bienheureuse passion de la sainte
charité
pour attacher l'esprit aux objets de la contemplation spirituelle et
lui faire préférer, au
matériel l'immatériel, au sensible, le spirituel et
le divin.
68. Avoir retranché ses passions et simplifié ses pensées, ce
n'est pas pour autant les avoir
entièrement tournées vers le divin. On n'est
plus attaché à l'humain, mais on ne l'est pas non
plus au divin. C'est le
cas de ceux qui ne sont qu'actifs, qui n'ont pas encore mérité
d'obtenir la
connaissance, mais qui maîtrisent leurs passions par crainte du châtiment ou
espérance du royaume.
69. Nous marchons par la foi, non par la vue, (2
Cor 5,7) et nous ne connaissons que dans
un miroir et en énigmes. Aussi
devons-nous nous appliquer très soigneusement a cette
connaissance : c'est à
force de méditations et d'entretiens prolongés que nous la
transformerons en
l’habitude inébranlable de la contemplation.
70. Si nous nous adonnons à la
contemplation spirituelle tout en n'ayant que très
imparfaitement extirpé
les causes de nos passions, et si nous n'y persévérons pas
constamment en
faisant d'elle notre occupation, bien vite nous nous orienterons de
nouveau
dans le sens des passions charnelles. Et nous n'en aurons recueilli d'autre
fruit
qu'une connaissance aride, mêlée de présomption, qui peu à peu en
viendra à s'obscurcir
elle-même, tandis que l'esprit se tournera tout entier
vers les réalités matérielles.
71. Passion d'amour blâmable, celle qui
occupe l'esprit aux réalités matérielles; passion
d'amour louable, celle qui
l'attache au divin. Car en général, lorsqu'il s'arrête à un objet,
l'esprit
est à l'aise et là où il est à l'aise viennent converger ses désirs et son
amour; soit vers
les réalités divines et spirituelles qui lui conviennent en
propre, soit vers les réalités et
passions charnelles.
72. C'est Dieu
qui a créé le monde visible et l'invisible, Lui aussi, évidemment, qui a fait
Lui-même l'âme et le corps. Or si le monde visible est si beau, que doit
donc être l'invisible
! Et si l'invisible est préférable au visible, combien
plus excellent encore Dieu qui les a
faits tous deux ! Mais si le Créateur
de l'univers surpasse en excellence toutes les créatures,
comment expliquer
que l'esprit délaisse le mieux pour s'attacher au pire : les passions
charnelles ? N'est-ce pas que, de naissance orienté vers elles, accoutumé à
elles, il n'a
jamais connu l'expérience vraie de l'excellence suprême, du
Transcendant ? Exerçons-le
donc longuement à s'abstenir des plaisirs, à
s'occuper au divin et, retiré peu à peu de son
état, nous le verrons, à fur
et à mesure de ses progrès dans les voies de Dieu, se trouver à
l'aise et
reconnaître sa véritable dignité; en fin de quoi, tout son désir se tournera
vers le
divin.
73. Divulguer, sans céder à la passion, le péché d'un
frère, on le peut pour deux raisons :
pour le corriger, pour être utile à un
autre. Hors ces deux cas, en parler soit à l'intéressé,
soit à un autre,
c'est le blesser ou médire de lui, sans pouvoir échapper à la déréliction de
Dieu; nous tomberons nous-mêmes dans la même faute ou dans une autre, et les
reproches
d'autrui, ses médisances sur notre compte, nous couvriront de
honte.
74. Pour un même péché d'action, il y a chez les pécheurs non pas une
seule, mais diverses
attitudes d'esprit possibles. Autre par exemple est le
péché d'habitude, autre le péché de
surprise. En ce dernier cas, ni avant ni
après la faute on n'en a la pleine advertance, mais on
regrette, et
vivement, ce qui est arrivé. Pour le péché d'habitude, au contraire : avant, on
ne
cessait de pécher en pensée; après l'acte, la disposition demeure la
même.
75. Qui recherche les vertus par vaine gloire, poursuit aussi, bien
entendu, la connaissance
par vaine gloire. Rien chez un tel homme, c'est
trop clair, ni actes ni propos, ne vise à
l'édification; toujours, qu'on le
regarde ou l'écoute, il est à l'affût d'un compliment. Mais
où sa passion
fait ses preuves, c'est lorsque tel ou tel trouve à redire à ses actes ou à ses
propos : alors le voilà tout triste, non de ce qu'il n'a pas édifié, (il
n'en avait cure), mais de
ce qu'on ne fait point de cas de sa personne.
76. Indices certains de la passion d'avarice : recevoir avec joie,
communiquer avec peine.
Un tel homme ne peut faire un dispensateur.
77.
Voici pourquoi l'on souffre avec patience : pour l'amour de Dieu, par espoir de
la
récompense, par crainte du châtiment, par respect humain; par
tempérament, pour un
plaisir, pour un bénéfice, par vaine gloire, par
nécessité.
78. Autre chose est d'être débarrassé des pensées, autre chose
d'être délivré des passions.
Souvent on est débarrassé des pensées par
l'absence des objets pour lesquels on a une
passion. Mais les passions
restent cachées dans l'âme; que réapparaissent les objets, elles se
révèlent. D'où nécessité de surveiller l'esprit en présence des objets, et
de discerner
pourquoi il éprouve la passion.
79. Celui-là est un ami
sincère, qui à l'heure de l'épreuve supporte avec son prochain et fait
siennes, sans trouble ni agitation, les afflictions, contraintes et
infortunes venues des
circonstances.
80. Garde-toi de faire fi de ta
conscience, qui toujours t'invite au mieux, elle te suggère les
conseils de
Dieu et des anges, elle te purifie des souillures cachées de ton coeur et, à
l'heure du départ, te confère la familiarité divine.
81. Veux-tu
posséder la connaissance et rester modeste, sans être asservi par la passion de
présomption ? Cherche toujours dans les êtres ce qui échappe à ia
connaissance. Tu
découvriras alors mille détails divers qui t'échappaient;
étonné de ton ignorance, tu en
rabattras de tes prétentions et, te
connaissant toi-même, tu comprendras bien des choses, et
profondes, et
merveilleuses. Croire que l'on sait, en effet, est un obstacle au progrès de la
connaissance.
82. Celui-là veut vraiment être sauvé, qui ne résiste pas
au traitement du médecin. Or, ce
traitement consiste dans les souffrances et
tristesses qu'apportent tour à tour les
circonstances. Celui qui leur
résiste ignore ce qui s'accomplit par elles, et quel profit il en
aurait
tiré à l’heure de la mort.
83. Vaine gloire et avarice s'engendrent l'une
l'autre; le vaniteux amasse de l'argent, le riche
est vaniteux, mais dans le
monde. Le moine, lui, s’il est pauvre, en tire encore plus vanité;
s'il a de
l'argent, il le cache, honteux de posséder un objet qui ne convient pas a son
état.
84. La vaine gloire, pour le moine, consiste a tirer vanité de la
vérité et de ce qui s'y
rapporte; son orgueil particulier, à s'estimer pour
ses bonnes actions, à mépriser autrui et à
s'attribuer ces actions à
lui-même.
85. Vertu pour le mondain, vice pour le moine; vertu pour le
moine, vice pour le mondain.
Exemples vertu pour le mondain : richesse,
célébrité, influence, plaisir, santé, nombreux
enfants, et tout ce qui leur
fait cortège... Que le moine y touche, et il est perdu. Au
contraire, vertu
pour le moine : pauvreté, obscurité, absence d'autorité, abstinence,
mortification, et ainsi de suite... Qu'un mondain, à contre-coeur, en vienne
là, ce sera pour
lui déchoir profondément. Souvent il sera tenté de se
pendre : le fait s'est vu.
86. Les choses que nous mangeons ont été, créées
pour une double fin : nous alimenter et
nous servir de remède. Manger pour
d'autres motifs,c'est abuser de ce que Dieu a mis à
notre usage, et se
condamner comme voluptueux. En toutes choses, le péché, c'est l'abus.
87.
L'humilité est une prière continuelle, dans les larmes et l'effort. Elle est
sans cesse,
lancé vers Dieu, un appel au secours; elle ne vous permet pas de
vous assurer
imprudemment sur votre propre puissance ou votre propre
sagesse, ni de vous estimer plus
que les autres, ce qui arrive dans cette
terrible maladie qu'est la passion d'orgueil.
88. Autre est la lutte contre
la pensée simple, crainte qu'elle n'émeuve la passion; et contre
la pensée
passionnée, pour prévenir tout consentement. Mais dans les deux cas, même règle
: ne pas laisser durer les pensées.
89. Tristesse el rancune vont de
pair. Si donc l'esprit éprouve de la tristesse à se représenter
le visage
d’un frère, c'est la preuve qu'il a contre lui de la rancune. Les voies des
rancuniers mènent à la mort, parce que tout homme qui garde de la rancune
est injuste.
(Pro 12,28).
90. Ressens-tu de la rancune contre quelqu'un
? Prie pour lui, et tu briseras l'élan de la
passion, la prière purifiant de
toute amertume le souvenir du mal que t'a fait cet homme.
Puis, parvenu à
l’amour et à la bienveillance pour le prochain, tu élimineras de ton âme
toute trace de passion. Si c'est un autre qui a contre toi de la rancune,
fais-toi aimable et
humble à son égard, traite-le bien, et tu le délivreras
de sa passion.
91. Quant à l’envieux, tu auras du mal à apaiser sa
tristesse, car ce qu'il regarde comme
son malheur, c'est cela même qu'il
envie en toi; et pour l'apaiser, pas d'autre moyen que de
dissimuler. Mais
si ce qui l'afflige, est utile à beaucoup, quel parti prendre ? Évidemment,
celui du grand nombre, sans négliger l'isolé, autant que faire se peut, ni
se laisser rebuter
par la malice de sa passion, car ce n'est pas à la
passion, mais à l'homme passionné que tu
viens en aide. A force d'humilité
regarde-le comme supérieur à toi-même; de tout temps, en
tout lieu, en toute
affaire, donne-lui la préférence. Quant à ton envie à toi, le moyen de
l'apaiser, c'est, voyant dans la joie celui que tu envies, de te réjouir
avec lui et, le voyant
peiné, de t'affliger avec lui, pour accomplir la
parole, de l'Apôtre : Se réjouir avec ceux qui
se réjouissent, pleurer avec
ceux qui pleurent. (Rom 12,15).
92. Notre esprit est placé entre deux
influences, qui agissent sur lui chacune pour son
compte : vertu d'un côté,
vice de l'autre. Il s'agit d'un ange et d'un démon. L'esprit est libre
et il
a le pouvoir de céder ou de s'opposer à celle qu'il veut.
93. Les bons anges
nous poussent au bien, les tendances profondes de notre nature et la
bonne
volonté nous aident. Quant aux attaques des démons, elles sont secondées par les
passions et la mauvaise volonté.
94. Quand l'esprit est purifié, parfois
Dieu Lui-même le visite et l'instruit, parfois les bons
anges l'inspirent au
bien, ou la nature des objets, qu'il perçoit dans sa contemplation.
95.
Quant l'esprit a été jugé d'obtenir la connaissance, son devoir est de garder
sans passion
ses représentations des choses, sans erreur les objets de sa
contemplation, et sans trouble
son état de prière. Mais les préserver sans
cesse des brusques révoltes de la chair, quand les
ruses du démon
l'aveuglent, il ne le peut.
96. Ce qui nous attriste ne nous met pas
toujours en colère : dans la plupart des cas, les
causes de tristesse
l'emportent sur l'irritation. Ainsi cet objet brisé, celui-là détruit, la mort
d'un tel... voilà qui est triste seulement. Dans les autres cas, à la
tristesse se joint l'irritation,
si nous n'avons les dispositions d'un
philosophe.
97. Recevant les représentations des choses, l'esprit se modèle
naturellement sur chacune
d'elles. Quand il les contemple spirituellement,
il prend diverses manières d'être suivant les
divers objets de sa
contemplation. Quand il est en Dieu, il perd toute forme et toute figure.
98. L'âme est parfaite, quand sa puissance de passion s'est complètement
tournée vers Dieu.
99. L'esprit est parfait, quand grâce à une foi
véritable, il possède dans la super-ignorance
la super-connaissance du
Super-inconnaissable; quand il saisit dans les créatures leurs
raisons
universelles; quand, sur l'action en elles de la providence et du jugement
divins, il a
reçu de Dieu la connaissance qui comprend tout en soi. Tout
cela, bien entendu, autant
qu'il est possible à l'homme.
100. Le temps
se divise en trois périodes. La foi s'étend à toutes les trois, l'espérance à la
première, l’amour aux deux autres. La foi et l'espérance ne durent que
jusqu'à un certain
moment; mais l’amour, au long des siècles infinis, dans
la super-union au Super-infini,
demeure sur-augmentant sans cesse. Aussi la
plus grande des trois, c'est l’amour. (1 Cor
13,13).
QUATRIEME CENTURIE
1. Lorsqu'il pense à l'Infinité absolue de Dieu, cette mer infranchissable et
tant désirée,
l'esprit d'abord admire. Puis l'étonnement le saisit, à se
demander comment, du néant, elle a
amené les êtres à l'existence. Mais, tout
comme sa Grandeur est sans bornes, sa Prudence
est impénétrable.
2.
Comment, en effet, ne pas admirer, contemplant cet immense océan de bonté, qui
surpasse l'étonnement ? Comment ne pas être ravi, à se représenter comment
et de quoi ont
été faits la nature raisonnable et spirituelle et, sans
matière préexistante à leur production,
les quatre éléments qui composent
les corps ? Quelle est cette puissance qui, en passant à
l'acte, les a
amenés à l'existence ? Mais les disciples des Grecs n'acceptent pas cette
doctrine, ignorants qu'ils sont de la bonté toute-puissante, de sa sagesse
et de sa science
efficaces et qui dépassent l'esprit.
3. Dieu, de toute
éternité existant comme Créateur, crée lorsqu'Il le veut, dans sa Bonté
infinie, par son Verbe consubstantiel et son Esprit. Et ne va pas te
demander : Pourquoi
a-t-Il créé à tel moment, quand toujours sa Bonté
demeure ? - je te le répète : l'insaisissable
Sagesse de l'Essence infinie
échappe a la connaissance humaine.
4. Lorsqu'Il l'a voulu, le Créateur a
pourvu d'une essence et d'une existence les êtres dont la
connaissance
préexistait en Lui de toute éternité. Il est absurde en effet de douter que le
Dieu tout-puissant soit capable, lorsqu'Il le veut, de former une essence.
5. La raison pour laquelle Dieu a créé, cherche-la : c'est un objet de
connaissance.
Comment et pourquoi Il a créé dans le temps, ne le cherche pas
: cela dépasse ton esprit.
Les Décisions de Dieu sont, les unes
compréhensibles, les autres incompréhensibles pour
les hommes. Car une
contemplation sans frein, a dit un saint, risquerait de conduire aux
abîmes.
6. Certains prétendent que les créatures coexistent à Dieu de toute
éternité; ce qui est
impossible, car comment des êtres de tout point finis
pourraient-ils exister de toute
éternité, et que voudrait dire leur nom de
créature, si elles étaient coéternelles au Créateur
? C'est pourtant la
doctrine des Grecs, qui nous enseignent que Dieu n'est à aucun titre
créateur des essences, mais seulement des qualités. Mais nous, qui savons
Dieu
tout-puissant, nous affirmons qu'il est Créateur non seulement des
qualités, mais des
essences créées. Et, s'il en est ainsi, les créatures ne
sont pas de toute éternité coexistantes à
Dieu.
7. Connaissable à un
certain point de vue, inconnaissable à d'autres, est Dieu, ainsi que le
divin. Connaissable, par la contemplation de ses Attributs; inconnaissable,
par celle de son
Essence.
8. Ne va pas chercher, dans l'Essence simple
et infinie de la Trinité sainte des modalités ou
propriétés. Ce serait en
faire un composé comme les créatures, conception de Dieu absurde
et
sacrilège.
9. Seule simple, unique, sans qualité, pacifique et stable est
l'Essence infinie,
toute-puissante, qui a fait toutes choses. Quant aux
créatures, elles sont toutes composées
d'essence et d'accidents et, n'étant
pas exemptes du changement, dépendent sans cesse de la
Providence divine.
10. La nature spirituelle et la nature sensible, lorsque Dieu les a
produites à l'existence, ont
toutes deux reçu de Lui des capacités de
percevoir les êtres : la spirituelle les intellections,
la sensible les
sensations.
11. Dieu est seulement participé : la créature, elle, participe
et communique : participe à
l'être et au bien être, communique le bien être
seulement, et la nature corporelle d’une
manière, l'incorporelle dune autre.
12. La nature incorporelle communique le bien être en parlant, en agissant,
en étant
contemplée; la nature corporelle, en étant contemplée seulement,
13. Toujours être ou ne pas être, pour la nature raisonnable et spirituelle,
voilà qui dépend
du bon plaisir de Celui qui a fait toutes choses bonnes;
être moralement bonnes ou
mauvaises, voilà qui dépend de la volonté des
créatures.
14. Ce n'est pas dans l'essence des créatures qu'on trouve le
mal, mais dans leurs
mouvements faux et déraisonnables.
15. Les
motivements de I'âme sont raisonnables quand sa partie concupiscible est
commandée par la tempérance; quand sa partie irascible se fixe dans l’amour,
en s'écartant
de la haine; quand sa partie raisonnable demeure auprès de
Dieu par la prière et la
contemplation spirituelle.
16. Il ne possède
pas encore la charité parfaite, ni la connaissance profonde de la
Providence
divine, celui qui, au moment de l'épreuve, s'écarte de l’amour pour ses frères
spirituels.
17. Unifier, par la foi vraie et l'amour spirituel, ceux que
le vice a jetés dans de multiples
divisions, voilà le dessein de la
Providence divine. C'est pour cela qu'a souffert le Sauveur,
pour que, les
enfants de Dieu qui avaient été dispersés, il les ramenât à l'unité. (Jn 11,52).
Aussi ne pas endurer les incommodités, ne pas supporter les chagrins, perdre
patience sous
les peines, c'est quitter la voie de l'amour divin et des
Intentions de la Providence.
18. La charité est longanime, bienveillante...
Aussi, perdre courage sous les chagrins qui
surviennent, et pour cela se
montrer méchant envers ceux qui en sont cause, s'écarter de
l’amour à leur
égard, n'est-ce pas se soustraire aux Intentions de la Providence divine ?
19. Veille sur toi-même, de peur que le mal qui te sépare de ton frère ne se
découvre un
jour, non pas en ton frère, mais en toi. Hâte-toi de te
réconcilier avec lui, crainte de
manquer au commandement de l’amour.
20.
Garde-toi de mépriser le commandement de la charité, car il fera de toi un fils
de Dieu;
mais si tu le violes, tu deviendras fils de la géhenne.
21.
Envier, ou être envié; causer un dommage, ou le subir, offenser ou être offensé;
arrêter
sa pensée sur un soupçon, voilà ce qui fait obstacle à l’amour entre
amis. Puisses-tu donc
n'avoir jamais rien fait ni subi de tel, qui t'ait
écarté de la charité envers ton ami !
22. Ton frère a été pour toi occasion
d'épreuve, et la tristesse t'a conduit à la haine ? Ne te
laisse pas vaincre
par la haine, mais triomphe de la haine par l’amour. Et voici comment :
en
priant Dieu sincèrement pour lui, en acceptant qu'on l'excuse, ou en te faisant
toi-même
son défenseur; en prenant sur toi la responsabilité de ton épreuve
et en la supportant avec
courage jusqu’à ce que le nuage soit dissipé.
23. La longanimité consiste à attendre la fin de la tentation et à acquérir
la gloire de
l'endurance.
24. Homme persévérant, grande intelligence.
(Pro 14,29). Car en tout ce qui arrive, il voit
la fin et, dans l'attente de
cette fin, supporte, les ennuis. Or, la fin, c'est la vie éternelle,
selon
le divin Apôtre; (Rom 6,22) et la vie éternelle, c'est qu’ils Te connaisse, Toi
le seul
Dieu véritable, et Celui que Tu as envoyé, Jésus Christ. (Jn 17,3).
25. Garde-toi de prendre à la légère la perte de l'amour spirituel, car pour
les hommes il
n'est pas d'autre voie de salut.
26. Ne va pas, pour un
sentiment d'aversion que par une calomnie le Malin aurait insinué
en toi,
juger aujourd'hui méchant et pervers ton frère, que u estimais hier bon et,
spirituel.
A force de patiente charité, ne pense qu'au bien d'hier, et
repousse loin de ton âme
l'aversion d'aujourd'hui.
27. Garde-toi, alors
qu'hier tu louais la bonté et proclamais la vertu d'un tel, de le décrier
aujourd'hui comme méchant et pervers, parce qu'en toi l'affection s'est
changée en aversion.
Ne cherche pas, en blâmant
ton frère, à légitimer
ton aversion mauvaise, mais persiste à le louer fidèlement, même si la
tristesse t'accable, et tu reviendras vite à la salutaire charité.
28.
Garde-toi, si ton frère jouit ordinairement d'une bonne réputation, de la
compromettre,
dans l'assemblée des autres frères, en glissant inconsciemment
dans tes propos un blâme
contre lui; et cela, à cause d'une rancoeur secrète
à son égard, qui dure encore en toi. Au
contraire, dans la communauté, fais
sans réserve son éloge, prie sincèrement pour lui
comme pour toi-même, et
bien vite tu seras délivré de cette aversion fatale.
29. Ne dis pas : Je ne
hais pas mon frère, si ta mémoire repousse son souvenir. Écoute
Moïse : Tu
ne haïras point ton frère dans ton coeur, mais tu useras à son égard de
reproches, pour n'être pas chargé à cause de lui d'un péché. (Lev 19,17).
30. Si par hasard un frère, en tentation, persiste à dire du mal de toi, ne
te laisse pas
arracher, par ce même démon méchant qui te trouble
l'intelligence, à l'état de charité. Or
rien ne t'en arrachera si, injurié,
tu bénis et, bien qu'on te veuille du mal, restes bienveillant.
C'est la
route de la sagesse selon le Christ qui ne la suit pas n'est pas son compagnon.
31. Ne tiens pas pour bienveillants des propos qui causent en toi de
l'amertume et de
l'aversion pour ton frère, même s'ils semblent vrais.
Évite-les comme des serpents mortels,
afin de détourner les autres de la
médisance et de libérer ton âme de la méchanceté.
32. Ne blesse jamais ton
frère par des paroles ambiguës, de peur qu'il ne te réponde du tac
au tac,
et que vous ne sortiez tous deux de la disposition de charité. Mais, avec la
franchise
de l’amour, va, reprends-le : et, supprimées les causes du
malaise, vous serez délivrés tous
deux du trouble et de l'amertume.
33.
Examine ta conscience avec le plus grand soin ne serait-ce pas ta faute si ton
frère n'a
pas changé de sentiments ? Et n'essaie pas de la tromper, elle qui
connaît ton fonds caché,
qui t'accusera à l'heure de la mort, et au moment
de la prière sera pour toi un obstacle.
34. Garde-toi, à l'heure de la
tranquillité, de te rappeler ce qu'a dit ton frère en un moment
d'amertume,
qu'il t'ait insulté en face ou ait dit de toi à un autre du mal qu'on t'a
rapporté
ensuite : en te laissant aller aux pensées de rancune, tu
risquerais de tomber dans une haine
funeste envers ton frère.
35. Une
âme raisonnable qui nourrit de la haine contre un homme ne peut être en paix
avec
Dieu, l'auteur des commandements. Si vous ne pardonnez aux hommes leurs
fautes, dit-il,
votre Père céleste non plus ne vous pardonnera pas vos
fautes. (Mt 6,14). Si celui-là ne
veut pas faire la paix, toi, du moins,
garde-toi de le haïr et prie sincèrement pour lui, sans
dire à personne du
mal de lui.
36. L'ineffable paix des saints anges est faite de ces deux
dispositions : amour de Dieu,
amour mutuel. Et ainsi de tous les saints qui
furent jamais. Vérification splendide des
paroles de notre Sauveur : A ces
deux commandements sont suspendus toute la loi el les
prophètes. (Mt 22,40).
37. Cesse de te complaire en toi-même, et tu seras sans aversion pour ton
frère; cesse de
t'aimer, et tu seras l'ami de Dieu.
38. As-tu décidé de
vivre en compagnie d'hommes spirituels ? Renonce dès l'entrée à tes
volontés; sans quoi tu ne saurais avoir la paix ni avec Dieu, ni avec tes
compagnons.
39. Celui qui est parvenu à la possession de la charité parfaite
et a mis sa vie entière à
l’unisson, celui-là exprime par l'Esprit saint le
Seigneur Jésus. Dans le cas contraire, c'est,
bien entendu, le contraire qui
se produit.
40. Toujours l'amour de Dieu donne volontiers à l'esprit des
ailes pour aller vers Dieu;
l'amour du prochain dispose à toujours penser du
bien de lui.
41. C'est le fait d'un homme encore épris de vaine gloire ou
attaché à quelque objet
matériel, que d'éprouver de l'amertume envers les
hommes à cause de biens temporels, de
leur garder rancune, d'avoir pour eux
de la haine ou d'être l'esclave de pensées honteuses.
Tous sentiments
qu'ignore une âme qui aime Dieu.
42. Quand tu n'as dans la pensée ni parole
ni acte honteux, que tu ne gardes pas rancune à
qui t'a fait du tort ou a
dit du mal de toi, et qu'au moment de la prière tu as toujours l'esprit
sans
matière et sans forme,
sache alors que tu as atteint la pleine mesure de la
liberté intérieure et de la charité parfaite.
43. Dur combat que celui qui
délivre de la vaine gloire. On s'en affranchit par la pratique
cachée des
vertus, et une oraison plus fréquente. Le signe de la délivrance, c'est de ne
plus
garder rancune à qui a dit ou dit du mal de vous.
44. Veux-tu être
juste ? Donne à chacune des deux parties dont tu es constitué - je veux
dire
ton âme et ton corps - ce qui lui convient. A la partie raisonnable de l'âme,
les lectures
et contemplations spirituelles et la prière; à l'irascible,
l'amour spirituel, adversaire de la
haine; à la concupiscible, la chasteté
et la tempérance; à la chair, nourriture et vêtement,
seuls indispensables.
45. L'esprit agit selon la nature, quand il tient les passions assujetties,
étudie les raisons des
êtres, et demeure auprès de Dieu.
46. Ce que la
santé et la maladie sont au corps du vivant, la lumière et l'obscurité le sont à
l’oeil; de même la vertu et le vice par rapport à l'âme, la connaissance et
l'ignorance par
rapport à l'esprit.
47. Les commandements, la doctrine,
la foi : voilà les trois objets de la philosophie du
chrétien. Les
commandements affranchissent l'esprit des passions; la doctrine le mène à la
connaissance des êtres; la foi, à la contemplation de la sainte Trinité.
48. Parmi ceux qui luttent, les uns se contentent de repousser les pensées
passionnées, les
autres retranchent les passions elles-mêmes. Les pensées
passionnées sont chassées par le
chant des psaumes, l'oraison, l'élévation
de l'âme, ou bien par quelque diversion
appropriée. On retranche les
passions en méprisant les objets vers lesquels elles nous
inclinent.
49.
Voici des objets pour lesquels nous éprouvons des passions : les femmes, la
fortune,
les présents et autres. Les femmes, on devient capable de n'en plus
faire cas, lorsque, retiré
dans la solitude, on macère son corps, comme il
convient, par la mortification, la fortune,
quand on se résout
intérieurement à s'en tenir toujours au strict nécessaire; la gloire,
lorsqu'on se plaît à pratiquer la vertu dans le secret, aux yeux de Dieu
seul, et ainsi du reste.
Qui se conduit ainsi n'en vient jamais à détester
qui que ce soit.
50. Qui a renoncé aux objets, femmes, fortune, etc., s'est
fait moine pour l'extérieur, mais
non pas encore pour l'intérieur. Qui a
renoncé aux représentations passionnées de ces
objets s'est fait moine
jusqu'à l'intérieur, c'est-à-dire à l'esprit. Pour l'extérieur, il est facile
de se faire moine : il suffit d'un acte de volonté; mais pour se faire moine
jusqu'à
l'intérieur, la lutte est dure.
51. Quel est, dans cette
génération, celui qui, complètement libéré, des représentations
passionnées,
a été jugé digne, de l'oraison pure et immatérielle, signe du moine intérieur ?
52. Bien des passions restent cachées dans notre âme. Que leurs objets
paraissent, elles se
révèlent.
53. On peut, en l'absence des objets,
n'être point importuné par les passions et n'avoir
qu'une liberté intérieure
partielle. Que les objets paraissent, immédiatement les passions
tiraillent
l'esprit.
54. Ne t'imagine pas avoir la parfaite liberté intérieure, tant
que l'objet n'est pas là.
Lorsqu'il paraît, si tu restes sans t'émouvoir,
pour lui d'abord, et pour son souvenir ensuite,
sache alors que tu as
atteint ses frontières. Toutefois, même en ce cas, garde-toi des
sentiments
de mépris : car la vertu, si elle dure, tue les passions; mais, négligée, elle
les
réveille.
55. Qui aime le Christ l'imite en tout tant qu'il peut.
Ainsi le Christ n'a cessé de faire du
bien aux hommes; devant l'ingratitude
et le blasphème, Il a gardé la longanimité; outragé et
mis à mort, Il est
resté patient, sans jamais rejeter le mal sur personne. Voilà les trois
grands actes de l'amour du prochain, sans lesquels celui qui prétend aimer
le Christ ou
posséder son royaume est dans l'illusion : Ce n'est pas celui
qui Me dit : Maître, Maître, qui
entrera dans mon royaume, mais celui qui
fait la Volonté de mon Père; (Mt 7,21) ou
encore : Celui qui M'aime gardera
aussi mes commandements. (Jn 14,15).
56. Tout le but des préceptes du
Sauveur, c'est d'arracher l'esprit au désordre et à la haine,
pour le mener
a son amour et à celui du prochain. D'où jaillit comme un éclair l'acte de la
sainte connaissance.
57. Si tu as reçu de Dieu une grâce de
connaissance, bien que partielle, garde-toi de
négliger la charité et la
tempérance, car ce sont elles qui, en purifiant à fond les puissances
pathétiques de l'âme, te fraient sans cesse le chemin de la connaissance.
58. Le chemin de la connaissance, c'est la liberté intérieure et l'humilité.
Sans elles, on ne
verra jamais le Seigneur.
59. Puisque la connaissance
enfle et que l’amour édifie, joins connaissance et amour, et,
pur d'orgueil,
vrai bâtisseur spirituel, tu t'édifieras toi-même et tous ceux qui
t'approcheront.
60. L’amour tient son pouvoir d'édification de ce
qu'elle n'est ni envieuse, ni amère contre
les envieux; de ce qu'elle ne
fait pas montre de ce qu'on lui envie et ne pense même pas
quelle l'a déjà
acquis, mais, lorsqu'elle ne sait pas, avoue sans fausse honte son ignorance.
Ainsi elle rend l'esprit exempt d'orgueil et le prépare sans cesse à
progresser dans la
connaissance.
61. Il est en quelque sorte naturel
que, surtout au début, la connaissance tire après soi la
présomption et
l'envie, la présomption à l'intérieur seulement, l'envie et a l’intérieur et à
l'extérieur (à l'intérieur, contre ceux qui la possèdent, à l'extérieur,
chez eux). La charité
donc supprime ces trois défauts : la présomption,
puisqu'elle n'enfle pas; l'envie intérieure,
puisqu'elle n'est pas envieuse;
l’envie à l'extérieur, puisqu'elle est patiente et bonne. Il est
donce
nécessaire à qui possède la connaissance d'avoir aussi l’amour afin de garder
toujours son esprit sans blessure
62. Si, jugé digne de la connaissance,
on garde contre un homme de l’amertume ou de la
rancune, on de l'aversion,
c’est comme si l'on se blessait les veux aux buissons et aux
ronces. C'est
pourquoi la connaissance a besoin nécessairement de l’amour.
63. Ne consacre
pas tout ton temps à discipliner ta chair, mais fixe-lui un programme en
rapport avec ses forces et, ton esprit tout entier, tourne-le vers
l’intérieur. Car
l'entraînement du corps est profitable pour un peu, mais la
piété, profitable en tout… (1
Tim 4,8) et la suite.
64. S'occuper sans
discontinuer de son intérieur, c'est pratiquer la chasteté, la longanimité,
la bonté, l'humilité, bien plus : la contemplation, la connaissance de Dieu,
la prière. C'est le
sens du mot de l'Apôtre : Marchez selon l'esprit, etc...
(Gal 5,16).
65. Celui qui ne sait pas marcher dans la voie, spirituelle, au
lieu de prendre garde aux
représentations passionnées, concentre tous ses
efforts sur la chair et ainsi, ou bien se
montre gourmand, libre de moeurs,
triste et colère, rancunier, et s'obscurcit ainsi l'esprit;
ou bien il
exagère l'entraînement du corps et se trouble la pensée.
66. Bien de ce que
Dieu a mis à notre usage n'est proscrit par l'Écriture : elle se contente de
réprimer l'excès, de corriger le déraisonnable. Ainsi elle ne défend pas de
manger, de
procréer des enfants, d'avoir de la fortune et de l'administrer
convenablement, mais bien
d'être gourmand, débauché et le reste… Pas
davantage, elle n'interdit de penser à ces choses
- elles sont faites pour
qu'on y pense - mais d'y penser avec passion.
67. Nos actes agréables à Dieu
sont les uns d'obligation, les autres, non d'obligation mais,
pourrait-on
dire, d'offrande spontanée. Actes d'obligation : aimer Dieu et son prochain,
aimer ses ennemis, ne pas commettre d'adultère, ne pas tuer, etc.… Ne pas
les accomplir,
c'est nous condamner. Actes non prescrits : virginité,
célibat, pauvreté, solitude, etc. Ces
actes sont un peu comme des cadeaux :
si nous ne pouvons, par faiblesse, pratiquer à fond
certains préceptes, par
ces cadeaux nous forcerons la Condescendance de notre bon Maître.
68. Qui
garde le célibat ou la virginité doit nécessairement avoir les reins ceints el
la lampe
allumée, les reins par la mortification, la lampe par l'oraison, la
contemplation, l'amour
spirituel.
69. Certains frères se croient exclus
des grâces du saint Esprit. C'est qu'ils ignorent, à cause
de leur
négligence à pratiquer les commandements, que quiconque garde très pure la foi
au
Christ, possède en soi, en bloc, tous les dons divins. Notre paresse nous
tenant éloignés de
l'amour effectif pour Lui, qui nous manifeste les trésors
divins cachés en nous, il est
normal que nous nous croyions exclus des dons
divins.
70. Puisque, selon le divin Apôtre, le Christ habite en nos coeurs
par la foi, et que d'autre
part tous les trésors de la sagesse el de la
connaissance sont en Lui cachés, tous les trésors
de la sagesse et de la
connaissance sont dans nos coeurs, mais cachés. Ils se révèlent au
coeur
dans la mesure de la purification que chacun a réalisée par l'observation des
commandements.
71. Voilà le trésor caché dans le champ de ton coeur, et
que tu n'as pas trouvé à cause de ta
paresse. Si tu l'avais trouvé, tu
aurais certes tout vendu pour acheter ce champ. Mais tu as
laissé le champ,
tu cherches aux alentours du champ, où l'on ne trouve rien, que des ronces
et des épines.
72. C'est pourquoi le Sauveur a dit : Heureux les coeurs
purs car ils verront Dieu. (Mt
5,8). Ils Le verront, Lui et les trésors qui
sont en Lui, quand par la charité et la tempérance,
ils se purifieront, et
d'autant mieux que plus énergique sera leur effort de purification.
73. Et
voilà pourquoi il dit encore : Vendez ce que vous avez, donnez-le en aumône, el
voici que tout sera pur pour vous, (Lc 12,33) s'adressant à ceux qui ne
s'occupent plus de
ce qui regarde le corps, mais dont l'effort tend à
purifier l'esprit (que le Maître appelle le
coeur) de la haine et du
désordre. Car c'est cela qui, souillant le coeur, l'empêche de voir le
Christ habitant en lui par la grâce du saint baptême.
74. Dans
l'Écriture, les vertus sont appelées des chemins. Or, la reine des vertus, c'est
l’amour. D'où le mot de l'Apôtre : Je vous montre un chemin bien meilleur,
un chemin qui
fait tourner le dos aux objets matériels et empêche de
préférer jamais le temporel à
l'éternel.
75. L'amour de Dieu est
l'adversaire de la convoitise : c'est lui qui amène l'esprit à
s'abstenir
des plaisirs. L'amour du prochain, lui, s'oppose à la colère : c'est lui qui
rend
indifférent à la gloire et à la fortune. Voici les deux deniers que le
Sauveur a donné à
l'hôtelier pour qu'il le soigne. Mais veille à ne pas te
montrer ingrat en l'associant aux
brigands, sinon tu seras de nouveau
assailli et laissé non plus à demi, mais tout à fait mort.
76. Purifie ton
esprit, de la colère, de la rancune et des pensées honteuses et tu pourras
alors prendre connaissance de la présence en toi du Christ.
77. Qui t'a
éclairé pour que tu croies à la Trinité sainte, consubstantielle et adorable ?
Qui
t'a fait connaître l'Incarnation d'une des personnes de cette trinité
sainte ? Qui t'a appris les
raisons des êtres incorporels, de l'origine et
de la fin du monde visible, de la résurrection
des morts, et de la vie
éternelle, de la gloire du royaume des cieux et du Jugement
redoutable ?
Qui, sinon la grâce qui habite en toi, gage du saint Esprit ? Quoi de plus grand
que cette grâce ? Quoi de plus excellent que cette sagesse et connaissance ?
Pour de plus
beau que ces promesses ? Si nous restons inertes, paresseux,
sans nous purifier
nous-mêmes de ce qui nous arrête, des passions qui
obscurcissent notre esprit, pour devenir
capables de voir, plus clair que le
jour, la structure intime de ces réalités, ne nous en
prenons qu’à
nous-mêmes, gardons-nous de nier la présence en nous de la grâce.
78. Dieu,
qui t'a promis les biens éternels et a mis dans ton coeur le gage de l'Esprit
saint,
t'a prescrit de veiller sur ta conduite, pour que l’homme intérieur,
une fois libéré des
passions, commence dès lors à jouir de ces biens.
79. Si tu as été jugé digne de contempler les plus hautes et divines
réalités, pratique avec
grand soin la charité et la tempérance, afin que,
tes puissances de passion maintenues dans
le calme, la lumière dans ton âme
conserve, toujours égal, son éclat.
80. Par l’amour mets un frein à la
puissance irascible de ton âme; par la tempérance,
mortifie la
concupiscible; par l'oraison donne l'essor à la raisonnable et la lumière de ton
esprit ne s'obscurcira jamais.
81. Voici les dissolvants de la charité :
la détraction, l'injustice, la calomnie en matière de
foi ou de moeurs, les
coups, blessures, etc..., que la personne même soit atteinte, ou bien
quelqu'un de ses parents ou aime. Celui donc qui détruit la charité par un
de ces actes
ignore encore le but des commandements du Christ.
82. Fais
tout ton possible pour aimer tout homme. Si tu n'en es pas encore capable, du
moins ne hais personne. Mais de ceci même tu n'es pas capable, si tu ne
méprises les choses
du monde.
83. Un tel a calomnié. Ne va pas le
détester, Iui, mais sa calomnie, et le diable qui l'a porté
à calomnier. Si
tu détestes le calomniateur, tu détestes un homme, tu violes le
commandement
: ce qu'il a fait, lui, en paroles, tu le fais en action. Mais si tu gardes le
commandement, remplis le devoir de la charité : aide-le, autant que tu le
peux, pour le
délivrer du mal.
84. Le Christ ne veut pas que tu gardes
contre un homme aversion, amertume, colère ou
rancune : jamais, en aucune
façon, pour aucun motif temporel. Voilà ce qu'à chaque page
proclament les
quatre évangiles.
85. Nous sommes nombreux à parler, peu à agir. Plût à
Dieu, du moins, que personne, par
sa négligence, ne falsifiât la parole de
Dieu, mais que nous reconnaissions notre faiblesse et
ne cachions pas la
vérité, de Dieu, sous peine de nous charger, outre la transgression des
commandements, d'une mauvaise interprétation de la parole de Dieu.
86.
La charité, et la maîtrise de soi délivrent l'âme des passions, la lecture et la
contemplation dégagent l'esprit de l'ignorance; l'état d'oraison l'établit
en Dieu même.
87. Les démons voient-ils que nous méprisons les choses du
monde, crainte d'en venir, à
cause d'elles, a haïr les hommes et à perdre la
charité ? Ils provoquent contre nous des
calomnies, pour que, vaincus par la
tristesse, nous haïssions les calomniateurs.
88. Il n’est pas pour l'âme de
peine plus lourde que d'être calomniée, soit dans sa foi, soit
dans sa
conduite. Personne ne peut y rester indifférent, excepté celui qui, comme
Suzanne,
regarde vers Dieu, seul capable de l'arracher comme elle au péril,
de découvrir aux
hommes, comme il l'a fait pour elle, la vérité et de
consoler l'âme par l'espérance.
89. Autant tu pries de tout coeur pour qui
t'a calomnié, autant Dieu découvre la vérité à
ceux qui avaient été
scandalisés.
90. Dieu seul est bon par nature et, bon par volonté, le seul
imitateur de Dieu, car son but
est de réunir les méchants, pour qu'ils
deviennent bons, à Celui qui est bon par nature. C'est
pourquoi, outragé par
eux, il les bénit; persécuté, il endure; calomnié, il intercède pour eux;
mis à mort, il redouble de prières. Bref, il fait tout, pour ne pas
s'écarter de l’idéal de la
charité.
91. Les préceptes du Seigneur nous
apprennent à user raisonnablement des choses
indifférentes. Or, l'usage
raisonnable des choses indifférentes établit l'âme dans la pureté,
l'état de
pureté produit lu, discernement, le discernement produit la liberté intérieure,
et la
liberté intérieure l'amour parfait.
92. Il n'a pas encore la
liberté intérieure, celui qui, lorsque survient une tentation, ne peut
fermer les yeux sur la faute de son ami, réelle ou apparente. Ce sont en
effet les passions
tapies dans l’âme qui se
soulèvent, obscurcissent le
jugement, l'empêchent de se tourner vers les rayons de la vérité
et de
distinguer le meilleur du pire. Cet homme-là n’a donc pas la charité parfaite,
celle qui
bannit la crainte du jugement.
93. Rien ne vaut un aime
fidèle, (Ec 4,15) car les malheurs de son ami, il les fait siens, et il
les
endure, souffrant avec lui, jusqu'à la mort.
94. Les amis sont légion, mais
à l’heure de la prospérité. A l’heure de l'épreuve, à peine en
trouvera-t-on
un seul.
95. Il faut aimer tout homme de toute son âme, en Dieu seul placer
son espérance, et
L’honorer de toute sa force. Tant qu'il nous garde, en
effet, tous les amis nous entourent
d'égards et tous les ennemis ne peuvent
rien contre nous. Mais qu'il nous délaisse, tous les
amis nous tournent le
dos, et tous les ennemis reprennent vigueur contre nous.
96. Il y a quatre
principales sortes de déréliction divine : la première, qui est dans le plan
rédempteur, comme celle dont le Seigneur a été l'objet, cette déréliction
apparente a pour
but le salut de ceux qu'elle atteint. La seconde est une
épreuve, comme ce fut le cas de Job
et de Joseph; elle eut pour résultat de
relever, dans le premier, un héros de courage, dans le
second, une colonne
de chasteté. La troisième vise à la formation spirituelle, comme par
exemple
celle de l'Apôtre, dont l'effet fut de lui conserver, en l’humiliant, ses grâces
immenses. La quatrième, par aversion; c'est le cas des juifs, que le
châtiment devait courber
sous le repentir. Tous salutaires sont, ces quatre
modes de déréliction, et pleins de la bonté
de Dieu et de son Amour pour
l’homme.
97. Seuls ceux qui gardent avec soin les commandements et les vrais
initiés aux jugements
divins n'abandonnent pas leurs amis quand, par
permission de Dieu, ils sont éprouvés, Mais
ceux qui méprisent
les
commandements, les non-initiés aux jugements divins, lorsque leur ami est dans
la
prospérité jouissent avec lui; mais lorsque, dans l'éprouve, il souffre,
ils l'abandonnent,
parfois même ils passent du côté de ses adversaires.
98. Les amis du Christ aiment sincèrement tous les hommes, mais ne sont pas
aimés de
tous. Les amis du monde n'aiment pas tous les hommes et ne sont pas
aimés de tous. Les
amis du Christ persévèrent jusqu'au bout dans leur amour.
Les amis du monde, tant qu'ils
ne sont pas en désaccord sur les choses du
monde.
99. Ami fidèle, protection efficace. Dans le succès, il fournit à son
ami bons conseils et
sympathie active; dans le malheur, c'est un défenseur
généreux et un allié profondément
compatissant.
100. Beaucoup ont parlé
de la charité, et abondamment. Mais si tu la cherches, elle, tu ne la
trouveras que chez les disciples du Christ, les seuls qui aient pour maître
en charité la
Charité véritable, celle dont on a dit : Quand j'aurais le don
de prophétie, que je
contemplerais tous les mystères el posséderais toute
connaissance, si je n'ai pas l’amour, je
ne suis rien. (1 Cor 13,2) Aussi
bien, qui possède l’amour possède Dieu même, puisque
Dieu est amour. (1 Jn
4,46).
A Lui gloire dans les siècles ! Amen.
source:
http://perso.club-internet.fr/orthodoxie/ecrits/peres/maxime/indexx.htm
http://jesusmarie.free.fr/index.htmlMaxime
le Confesseur